Archives mensuelles : janvier 2014

La morsure de l'âne

Liaison interrompue. — Pour être certain de ne pas rater votre coup, choisissez de préférence une masse de carrier d'au moins cinq kilogrammes, dont le solide manche en chêne ne risque pas de se rompre. Choisissez également avec beaucoup de soin le lieu du sacrifice : si vous êtes en Gaume, le Rocher du Hat à Chiny me semble tout indiqué car vous y trouverez non seulement plusieurs roches assez horizontales pour y poser l’objet sans qu’il ne tombe, mais également un point de vue à couper le souffle, qui donnera en quelque sorte du corps à la soudaine libération de votre colère. La suite de la procédure est très simple : il suffit de poser le téléphone soi-disant « intelligent » sur un coin de roche et de frapper très fort, sans réfléchir, à l’aide de la lourde masse que vous aurez pris la peine de monter jusque là. Une fois, deux fois, trois fois... Autant de fois qu’il est nécessaire pour briser en mille morceaux cet objet indécent qui vous reconnecte de force alors que vous vouliez justement vous déconnecter. — J’ai également une solution moins radicale en tête : me promener seul, seul, seul, loin des agaçants borborygmes de leur technologie.

La morsure de l’âne. — De retour de la balade en forêt, à gauche de la route nous ramenant au village, un peu avant d’arriver au petit cimetière : un cheval et deux ânes. Léandra leur donne à manger (une barre de biscuit chocolaté coupée en plusieurs morceaux). Le deuxième âne lui mord deux doigts avant de lâcher prise. Pas de sang, mais de belles marques de dents. — Conclusion : toujours se méfier des animaux à l'intelligence inférieure tels que les chevaux, les ânes, les moutons, les chiens et les trilobites. (Et pour répondre à une autre question : non, ce genre d'incident ne serait pas arrivé avec un poulpe.)

L’Internet. — Cette nuit, j’ai trouvé un moyen d’avoir du Wi-Fi sans tendre les bras : il suffit d’ouvrir l’une des fenêtres de ma chambre et de placer l’ordinateur portable pas trop loin de l’ouverture : fenêtre fermée/aucun réseau ; fenêtre ouverte/réseau disponible. — Cette « technique de la masse » que je réservais pour le smartphone des autres, va-t-il falloir désormais que je l’applique également à mon laptop croulant ?

Première nuit

Il est exactement minuit passé de treize minutes lorsque je commence à rédiger ce texte. Je suis dans l’une des quatre chambres (celle du fond à gauche, au premier étage) d’un gîte rural à Suxy (prononcer « Sussy »), petit village de l’Ardenne belge qui échappe de peu à la Gaume. Léandra dort dans la chambre de gauche au début du couloir et Andrew dans celle du fond à droite. Nous ne sommes que trois (pour l’instant). Ici, la chrétienté ne semble pas moribonde : les murs ont leur Christ et le village ses calvaires. Comme à Hanzinne, la cloche de l’église toute proche sonne, de jour comme de nuit, chaque heure et sa demie.

La situation « en cuvette » du village et — du moins paraît-il — le militantisme écologiste de certains habitants ont des conséquences non négligeables sur nos possibilités de rejoindre le grand maillage du sacro-saint temple de la télécommunication moderne : aucun réseau de téléphonie mobile n’est accessible depuis notre maison et les connexions Wi-Fi disponibles sont pour le moins ténues : tout au plus ai-je accès au pitoyable réseau Fon lorsque, dans ma chambre à coucher, je tends mon ordinateur à bout de bras au-dessus de ma tête (oui, j’ai essayé).

Existe-t-il un meilleur moment pour débuter une nouvelle session de blog ? — Certainement pas. Cette nuit est ma nuit, celle durant laquelle je relance d’un coup la machinerie, de la même manière qu’on redémarre une tondeuse à gazon à essence : moi aussi je fais le bruit excessif d’un moteur que l’on remet brusquement en route, et tous mes pores sentent l’excès de carburant. 

De toutes les tergiversations des mois précédents sur ce que je dois écrire, sur le nom que doit prendre mon nouveau projet, sur les formes envisageables de rédaction — sur la « charte » et la « ligne » éditoriales comme dirait Léandra —, il ne reste plus que la page sur le feuillage persistant (qui a été remaniée plus de cent fois et dont je ne suis même plus satisfait), ainsi que le canevas graphique monochrome pour le moins sommaire. Somme toute, il ne me fallait qu’un espace d’écriture avec une zone pour le texte et un menu pour naviguer. Le reste est de l’ordre du gadget ; le reste est superflu. Un plus puriste que moi pourrait même décider que seule la zone de texte compte et qu’il n’est absolument pas nécessaire de pouvoir la retrouver facilement à l’aide d’une interface ; un plus puriste que moi pourrait également regarder avec dédain l’en-tête surchargé qui surplombe l’ensemble. Oui, un plus puriste que moi existe sans nul doute, et alors ?

Nous sommes ici pour marcher mais j’ai aussi amené, à l’instar de mes deux compagnons de séjour, de quoi lire : juste ce qu’il faut de stoïcisme (quelques textes de Sénèque et le Manuel d’Epictète, traductions non scientifiques), cinq essais d’Emerson regroupés en un seul livre de poche, une très belle édition (et aussi nouvelle traduction) de Walden de Thoreau, les biographies de Turing et de Rothko — leur vie me fascine, chacune pour une raison différente —, un recueil intitulé Quelle philosophie pour le XXIe siècle ? L’Organon du nouveau siècle (principalement pour le texte de Jacques Bouveresse sur la quantité et celui de Stanley Cavell sur la passion), Humain, trop humain (que je lis, relis et trimbale depuis des mois) et enfin ce petit livre de Frédéric Gros qu’ils ont eu la bonne idée de m’offrir pour mes trente-quatre ans : Marcher, une philosophie. Je n’aurai pas le temps de lire un seizième de ce que j’ai apporté, mais peu importe : tous ces livres devaient voyager avec moi cette fois-ci ; ils forment en quelque sorte ma « culture du moment ».

Une anecdote : ce lundi, en début d’après-midi, le fils des propriétaires (un sympathique bibliothécaire de vingt-trois ans) nous a proposé de visiter le domaine auquel nous avons accès en tant que locataires du gîte. Lorsque nous y avons débarqué pour la première fois en voiture, nous avons aperçu une buse dont les pattes et le plumage s'étaient coincés dans un filet censé éloigner les cormorans de l’étang tout proche. Impossible pour l’oiseau de se libérer. Demi-tour afin d’aller chercher des gants, un couteau et des ciseaux. De retour sur les lieux, Andrew a coupé les fils un à un avec les ciseaux tandis que le jeune homme tenait l’oiseau dans sa main gantée. La buse a-t-elle abîmé ses ailes ? Que nenni : une fois libérée, elle a pris majestueusement son envol et a disparu à l’horizon : un moment émouvant. (J’aime les oiseaux, leur intelligence et l'image de liberté qu'ils dégagent.)