« Tardi, c'est fini ! »

Gaëlle ouvre la porte de ma chambre, regarde le réveille-matin électronique et s'exclame, un peu abattue : « Oh, il est déjà neuf heures vingt ! On va déjà devoir partir pour retrouver les autres ! Je voudrais tant rester ici pour jouer à la DS ou regarder des dessins animés ! » Elle n'a pas vraiment droit à ce genre d'activités en semaine avec sa maman qui fait régner dans le foyer une discipline beaucoup plus stricte. Alors, quand Gaëlle est avec moi à Bruxelles, elle préfère le plus souvent rester « à ne rien faire ». Mais c'est une mauvaise idée que de la laisser se comporter de la sorte (c'est-à-dire en légume), tant pour elle que pour moi.

— Une mise en garde remarquable, entendue il y a quelques mois en attendant le tram à la station Rogier, lancée par un jeune gars à deux amies (?) : « Vous vous plaignez tout le temps d'être fatiguées ! Vous n'avez donc toujours pas compris ce que je vous ai dit la dernière fois ? La fatigue entraîne la fatigue. Si vous êtes fatiguées, c'est parce que vous passez la majeure partie de votre journée chez vous à ne rien faire. Si vous passiez plus de temps dehors à faire réellement quelque chose de votre vie, vous seriez moins fatiguées ! » (Les phrases sont approximatives, mais le sens y est.) —

Gaëlle et moi retrouvons Fred Jr, Donna et leurs deux enfants en matinée, avec vingt-cinq minutes de retard sur le programme, dans le grand hall de la gare centrale à Bruxelles. L'idée du jour est d'aller visiter une exposition : soit celle sur Tardi et la grande guerre au Palais des Beaux-Arts (exposition qui ferme ses portes aujourd'hui même), soit l'exposition permanente sur les figurines de bande dessinée située dans une des nouvelles extensions de la gare (le MOOF Museum). À la question de Donna : « Quelle exposition voudrais-tu aller voir ? », je ne peux que répondre en haussant les épaules : « Peu importe. » Donna, à nouveau : « Mais tu préférerais aller voir l'exposition sur Tardi avec Fred ou bien qu'on reste tous ensemble au musée des figurines ? » « Voir l'une ou voir l'autre, ça n'a pas vraiment d'importance. C'est secondaire. » Je reconnais que j'ai un grave problème avec les choix et les décisions, un problème qu'il faut que je règle à tout prix. Par exemple, dans ce cas-ci, j'aurais dû répondre directement : « Je préfère aller voir l'exposition consacrée à Tardi », dans la mesure où je considère ce dessinateur comme l'un des maîtres francophones de la bande dessinée encore en vie. Donna : « Vous voulez aller voir l'exposition sur Tardi tous les deux pendant qu'on reste entre filles ? » Oui, voilà ! Allons voir entre hommes cette exposition sur Tardi et la guerre et laissons donc les filles entre elles à l'exposition de figurines !

« Tardi, c'est fini ! », lance un gardien à l'entrée, et nous de continuer : « Et dire que c'était la ville de mon premier amour ! », mais c'est idiot. — Que dire de cette exposition ? Tout d'abord qu'elle montre, dès le début du parcours, le talent extraordinaire de Jacques Tardi pour le cadrage, chaque « panorama » étant une petite merveille de mise en scène (un homme solitaire, très proche de la marge droite du dessin, en train de boire un verre dans un bistrot ; un soldat empêtré dans des fils barbelés, au milieu d'un paysage aussi mort que lui ; un avion en vol, puis le même qui s'est écrasé...). En regardant l'un après l'autre chacun de ces dessins originaux, je me rends compte beaucoup plus facilement de l'immense recherche esthétique qui se cache derrière tout ce travail et qui était moins immédiatement visible à la lecture des albums (principalement Putain de guerre ! et C'était la guerre des tranchées). La raison est assez simple à comprendre : ici, les cases sont mises en avant pour elles-mêmes et sont extraites de leur contexte, alors que dans la bande dessinée, elles forment une séquence ininterrompue, ce qui les rend d'une certaine manière plus anodines. L'impression d'avoir devant soi des dessins indépendants est encore augmentée par les textes qui les accompagnent : dans la BD, ceux-ci sont intégrés à l'intérieur de la case, alors que dans l'exposition, ils se retrouvent tout en bas du cadre, laissant l'image dans sa plus stricte nudité. — Autre remarque : le parti pris scénographique a été de commenter le moins possible, afin de laisser la plus grande place à l'œuvre elle-même. C'est une bonne idée, car les planches sont explicites à elles seules et auraient été alourdies par un texte explicatif. La seule critique que l'on pourrait émettre par rapport à cette exposition, assez curieusement, c'est d'être trop exhaustive : y est en effet exposée l'intégralité des dessins originaux et des mises en couleur de Putain de guerre !, ce qui peut donner, à la fin de la visite, un sentiment de trop-plein et de dégoût. Mais il est facile de transformer la critique en un compliment : le trop-plein et le dégoût, c'est tout ce qu'on peut espérer quand on regarde de trop près la Première Guerre mondiale.

Vers midi moins quart, nous prenons un apéritif à deux pas de la fontaine Charles Buls, dans le centre de Bruxelles. À cinquante mètres environ, un homme souffle d'énormes bulles de savon. Plus près de nous, une femme se met à chanter en italien. Fred et moi commandons un rosé et Donna un vin rouge. Fred déclare pince-sans-rire à la serveuse : « Je suis désolé, mais je n'autorise pas à ma femme de boire de l'alcool. Je suis le seul à décider en la matière et elle prendra donc une eau plate. » La serveuse lui répond, tout aussi pince-sans-rire : « Nous sommes dans un pays libre, votre femme boit ce qu'elle veut. » Puis, le sourire aux lèvres : « Et les enfants, ils prendront du vin eux aussi ? » « Oui, parfaitement ! »

Le reste de la journée peut être raconté beaucoup plus rapidement : nous allons tous manger au Quick d'à côté, ce qui est assez curieux (non pas d'aller manger au Quick, mais d'y aller avec une famille complète). Puis Gaëlle et moi rentrons à notre appartement pour deux petites heures. Puis je laisse Gaëlle entre les mains de Maïté, à la gare centrale à nouveau. Puis je passe à la Maison du Peuple, mais le cœur n'y est pas (ma fille me manque). Puis je rentre chez moi et je m'endors rapidement... avant dix heures du soir, ce qui constitue un véritable record !

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