Archives mensuelles : juin 2013

Jupiter

Vingt heures trente-deux. Court trajet de retour en tram vers l'appartement. Je lis, debout, cette lettre que Nietzsche a adressée à Carl von Gersdorff le 7 avril 1866* — et ce passage :
« Trois choses me servent de réconfort, mais de trop rare réconfort : mon Schopenhauer, la musique de Schumann, enfin les promenades solitaires. Hier le ciel laissait présager un orage de première grandeur, je gravis en toute hâte un sommet voisin, qu'on appelle le "Leusch" (tu pourras peut-être m'expliquer le sens de cette nomination), trouvai là-haut une hutte, un homme en train d'abattre deux chevreaux, et son garçon. L'orage éclata sur le mode le plus violent, avec tempête de grêle, j'éprouvai une incomparable exaltation et saisis à quel point nous ne comprenons bien la nature que lorsque nos soucis et nos tracas nous contraignent à trouver refuge auprès d'elle. Qu'était-ce alors pour moi que l'être humain et son indécise volonté ? Qu'avais-je à faire de l'éternel : "Tu dois", "Tu ne dois pas" ? Comme c'était autre chose, l'éclair, l'ouragan, la grêle, libres forces sans éthique ! Comme elles ont de la chance, comme elles sont puissantes, pur vouloir que ne vient point troubler l'intellect ! »

Un plaisir à double titre car j'y trouve non seulement une belle description de la liberté que seul un orage peut procurer, mais également la confirmation que Nietzsche — même Nietzsche ! — a été balbutiant (fabuleusement balbutiant tout de même) et presque romantique dans le développement de sa pensée de jeunesse (il avait vingt-et-un ans). Je pense, un sourire aux lèvres : peut-être n'est-il pas le psychopathe décelé par Léandra ?

Ensuite, il y a ce jeune gars à casquette qui fumait un joint, attendant le tram au Parvis de Saint-Gilles. Il sort en même temps que moi, me dépasse sur l'escalator de la station Albert et me parle tout de go : « Nietzsche. Nietzsche... Un grand ! Un grand auteur !
— Vous l'avez lu ?
— "Je pense donc je suis", c'est lui ? Ha non, c'est Descartes, c'est ça ? 
— Oui, c'est plutôt Descartes. »
Il continue son chemin puis, arrivé sur l'esplanade, il se tourne à nouveau vers moi :
« Mais Nietzsche, c'est quel courant philosophique ?
— Ce n'est pas vraiment un courant... C'est... Nietzsche. Des aphorismes...
— Mais il faut aussi se rapprocher de Dieu... Lire la Bible ou le Coran ? »
Je tends mon livre de poche d'un air presque peiné :
« Je crains, au contraire, que ce genre de lecture, plutôt que de rapprocher, éloigne définitivement de Dieu... »
Nous partons chacun de notre côté non sans avoir échangé auparavant un salut amical : moi vers la chaussée d'Alsemberg, lui vers l'avenue Jupiter. — Jupiter ! Un dieu romain : quelle belle ironie !

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* Nietzsche, Lettres choisies. Choix et présentation de Marc de Launay, Paris, Gallimard, 2008, p. 59-60. (Traduction de Henri-Alexis Baatsch.)

Hamilton's Holiday

 Comment redevenir une chrysalide ? — 

Je suis un être routinier, mais... — Mais il y a un moment où il me faut, en une fois, casser impitoyablement la routine. La tabasser. La rouer de coups. La démolir. L'annihiler. L'incendier. Et il faut que sur les morceaux sanguinolents, sur les chairs tuméfiées, sur les cendres encore fumantes de cette putain d'habitude, naisse quelque chose de frais, de neuf... — Un phénix ou une Turritopsis nutricula, peu importe : quelque chose de frais et de neuf.

Il est grand temps d'exploser toute cette machinerie usée, fatiguée et quotidienne qui grince sous les charpentes : plus de deux ans pour la même chose, c'est déjà beaucoup trop ! (Et cette fois-ci, ce n'est pas un poisson d'avril.)  

Est-il possible, en tant que personne extérieure, de se rendre compte de la discipline demandée au jour le jour pour tenir ce journal ? Est-il possible de se rendre compte à quel point ce blog m'a possédé (parfois pour mon plus grand plaisir d'ailleurs) ? À quel point j'ai été dépendant de ce principe d'écriture journalière ?... J'organisais mes voyages en train, mes soirées, mes heures creuses et jusqu'à mes vacances (Québec ! Chiny !) en vue de décrire mes journées, et principalement mes journées de retard.

Actuellement, j'ai l'impression d'avoir (tristement, déjà) poussé mon style dans ses derniers retranchements ; et aussi d'avoir exprimé beaucoup de choses, de telle manière qu'une personne assidue pourrait me connaître assez intimement et deviner à l'avance de quelle manière je m'apprête à commenter telle ou telle observation, tel ou tel sujet.

J'ai donc décidé, pour la première fois depuis l'existence de ce journal, de prendre des congés ; de faire une pause de quelques mois. Non pas pour arrêter définitivement l'écriture mais pour réfléchir à de nouvelles orientations, quelles qu'elles soient. (J'ai beau avoir une très grande réserve d'oxygène, l'air libre me manque, et tout ce que j'écris pour le moment me paraît beaucoup trop chargé de gaz carbonique.)

Faut-il un mot de la fin ? Non, je n'y arrive pas. Terminons donc, amis, cette session d'écriture de la manière la plus abrupte et la plus normale qui soit : par un point.

« L'aubépine du comte Eberhard »

« Cher Monsieur Engelmann !

Merci beaucoup pour votre aimable lettre et pour les livres. Le poème d'Uhland est vraiment magnifique. Il en est ainsi : si on ne cherche pas à exprimer l'inexprimable, alors rien n'est perdu. L'inexprimable est plutôt — inexprimablement — contenu dans l'exprimé ! (...) »

(Extrait d'une lettre de Ludwig Wittgenstein à Paul Engelmann,
9 avril 1917, reproduite dans Ilse Somavilla [dir.] et
François Latraverse [trad.], Ludwig Wittgenstein.
Paul Engelmann. Lettres, rencontres,
souvenirs
, 2010, p. 33.)


« Le comte Eberhard le Barbu
du pays de Würtemberg
S'en allait en un pieux voyage
Vers les rivages de Palestine.

Un jour qu'il chevauchait
À travers une fraîche forêt,
Il eut tôt fait de couper
Une verte brindille d'aubépine.

Il la plaça soigneusement
Sur son casque de fer ;
Il l'emporta au combat
Et sur les flots de la mer.

Et de retour chez lui,
Il la planta en terre,
Où bientôt maintes pousses nouvelles
Naquirent au doux printemps.

Le comte, fidèle et bon,
Lui rendait visite chaque année,
Se réjouissant du courage
Avec lequel elle grandissait.

Le seigneur était vieux et las ;
La petite branche était désormais un arbre,
Au pied duquel s'asseyait souvent
Le vieillard dans un rêve profond.

La voûte, haute et large,
Lui rappelle par de doux murmures
L'ancien temps
Et le pays lointain ! »

(Source : Ludwig Uhland [1787-1862], L'aubépine du comte Eberhard, traduction de l'allemand sur base des traductions existantes et notamment de celle de François Latraverse dans Ludwig Wittgenstein... op. cit., p. 31, note 26 et p. 138. — Cette dernière traduction me semblant par trop s'éloigner du texte original [voir ici] et les autres trouvées sur le Web ne me satisfaisant pas entièrement, je propose dans ce journal ma propre version qui, évidemment, ne me satisfait pas non plus, on l'aura compris !)

Antépénultième

— D'un coup, cette pensée : il faut que j'écrive ; que j'écrive tout cela en une seule journée !

Maison du Peuple de Saint-Gilles, lundi, avec Léandra — et cette discussion : que nous apporte donc le romantisme, et plus particulièrement cette aile morbide du romantisme qui ne voit dans le jeune bourgeon florissant que le présage d'un végétal déjà mort, c'est-à-dire mort dans l'avenir ? Que nous apporte donc le romantisme noir ? Que nous apporte cet arbre qui plonge ses racines dans la mélancolie, dans la nostalgie d'un passé qui n'a jamais existé et qui tend ses branches vers un futur (forcément sombre et pessimiste) qui n'existe pas encore ? — Il n'apporte rien, ni à nous-mêmes, ni à l'humanité, et il nous faut à tout prix nous en débarrasser.

Je lui dis, mais non en ces termes évidemment, que les textes de Nietzsche (en l'occurrence la Généalogie de la morale) constituent un excellent antidote contre le mal romantique. De manière générale, la philosophie classique (comprendre antiromantique) allemande est une fabuleuse machine d'extraction, un châssis à molettes des sentiments ! — Rayonner par et pour soi-même, voilà ce que Nietzsche propose : être un soleil et non une planète, et encore moins une lune ! Être un génie créateur et non un moine copiste !

Je ne m'exprime pas de cette manière, mais Léandra devine la pensée derrière les mots, car c'est Léandra* : « Il veut un retour à l'aristocratie romaine : peu importe la violence des forts sur les faibles... Il conchie le christianisme, l'égalitarisme, le socialisme, la démocratie... Pour lui, le fait d'enfermer un fort, un "noble", un créateur de valeurs à l'intérieur d'une norme est un non-sens. Le fauve de Nietzsche a besoin d'espace. » Ce à quoi elle répond : « Il n'a aucune empathie. Il écrit comme un psychopathe. »

Mon amour/amitié pour les psychopathes ne date pas d'hier. Peut-être est-ce parce que, par définition, je suis un antipsychopathe ou bien, plus précisément, un psychopathe abandonné en chemin ? (Je ne suis même pas certain de comprendre moi-même ce que je veux exprimer ici.) — Mais peut-être est-ce aussi parce que les psychopathes m'apprennent quelque chose ? (Ils ont au moins, très souvent, la bonne idée de ne pas être idiots.)

* * *

Ensemble d'images du monde axées autour d'un moyeu tellement rouillé qu'il est impossible de le faire tourner — ma maman.

Celui-là est trop sérieux : il ne laisse aucune place à l'humour perpétuel, et il rit quand il ne faut pas rire.

L'intelligence peut-elle simplement naître de l'absence d'abandon ? Peut-elle naître de la persévérance ? Si j'avais abandonné toute entreprise dès le commencement, serais-je plus bête aujourd'hui ? (Oui.)

Lester Freamon est, comme beaucoup d'autres personnages de The Wire, un parfait exemple d'économie de mouvement : il ne se déplace que lorsqu'il doit se déplacer. — Il est donc, malgré les apparences, un roi dans un royaume de pions. 

L'extrême droite prolifère en Europe comme les pyrales dans ma cuisine. Ha, si je pouvais écrabouiller ces têtes creuses d'un simple frottement de mains !
Décrire sans juger : voilà ce à quoi j'aurais voulu, à terme, arriver dans ce journal. — Mais je suis humain, pour le meilleur et pour le pire.

Dans le train du matin, un jour de la semaine à venir. — Je la regarde dormir, cette parfaite (dans tous les sens du terme) inconnue, peut-être de manière trop insistante. Au réveil, au lieu du traditionnel regard de mépris, elle m'adresse un joli sourire auquel j'essayerai de répondre tant bien que mal. (Les répercussions d'un tel sourire sont presque infinies... et les sourires entraînent les sourires.) 
Neuf jours après ce lundi 3 juin, je sentirai sur le chemin du retour une odeur d'humus propre à un ciel d'orage mais sans orage : aucune pluie, même infime ; aucun tonnerre, même lointain ; aucun éclair déchirant le ciel... Et pourtant, cette odeur pénètre mes narines et me donne un bel aperçu de ce que la vie, avec ses petites surprises quotidiennes, peut me réserver (ici donc, une odeur d'humus caractéristique, ni plus, ni moins).

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* Ils feront de Léandra une muse ou une sainte, mais ils se tromperont benoîtement, car Léandra, c'est Cassandre !

Les petits saltimbanques

Ce matin, à Jambes, dans la banlieue namuroise, j'assiste avec ma mère au spectacle de fin d'année de « Créacirque », où Gaëlle suit depuis un an, chaque mercredi après-midi, une initiation aux techniques de saltimbanques. Des petits enfants d'à peine cinq ans essaient tant bien que mal de réaliser des culbutes sur un tapis ou d'avancer en équilibre sur un fil pendant plus de cinq secondes, sur une musique complètement désynchronisée et dans un décor qui semble avoir été conçu par un scénographe manchot. Donc : comme tous les spectacles de fin d'année mettant en scène de jeunes enfants, c'est, on l'aura compris, terriblement passionnant.

Les parents sont enthousiastes. Ils applaudissent et lancent des « Oooh ! » et des « Aaah ! » (les « Oh » et les « Ah » ont la cote en ce moment). Mais qu'est-ce que je fous ici, debout dans le fond de la salle, coincé entre ce gamin énervant et cette famille émerveillée ? Comme tous les parents, j'attends égoïstement que ma fille fasse son petit numéro avant de m'en aller. Non pas, en toute franchise, que je sois plus intéressé par la prestation de Gaëlle que par celles des autres enfants — pourquoi devrais-je être plus intéressé, plus fier ? —, mais je sais que ma présence a beaucoup d'importance pour elle.

Les groupes suivants sont un peu moins mauvais : dans l'un, deux jeunes filles font preuve d'une certaine agilité sur un trapèze ; dans l'autre, celui de ma fille, les enfants réussissent avec plus ou moins de succès à manier le diabolo ou l'assiette chinoise. Gaëlle choisit l'assiette. Après plusieurs essais, elle arrive à la faire tourner parfaitement au centre de son bâton et à la placer, toujours tournoyante, sur son index de façon à la faire passer à plusieurs reprises d'une main à l'autre en dessous de ses jambes. Est-ce difficile ? Le public fait des « Oooh ! » et applaudit à chaque réussite. (Non, je ne suis pas fier.) — Plus tard : « C'est moi qu'ils applaudissaient, Papa ? C'est moi, dis, hein, Papa ? »

Incompréhension

J'explique à mes parents une anecdote entendue lors de la conférence de jeudi soir : « Quand Francis Bacon considérait qu'une de ses peintures était totalement terminée, autrement dit qu'elle reflétait parfaitement l'intensité d'une émotion violente ressentie au plus profond de son corps, il voulait qu'on la mette sous verre, de manière à ce que cette émotion extraite et transposée sur la toile soit aussi loin que possible de lui... Et quand il trouvait qu'une toile ne reflétait pas cette intensité-là, il la déchirait au cutter... Il aurait ainsi détruit environ sept cents toiles au cours de sa vie ! » Ce à quoi ma mère répond : « Ouais, un fou quoi ! S'il ne veut pas les garder, ses peintures, qu'il les donne ou qu'il les vende ! » — Parfois, j'oublie que parler de ce genre de sujets en famille est peine perdue tant l'incompréhension se traduira irrémédiablement par un avis péremptoire suivi d'un jugement : « S'il agit comme ça, c'est que... », puis « Qu'il fasse donc ceci ou cela ! » (Soupir.)