Discussion avec un nombril

« And this thing you once said disappeared from my head
In the time that it took to be amazed.
And this thing you once did might have dazzled the kids
But the kids once grown up are gonna walk away.

And your world is gonna change nothing,
And your world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing ! »

(Okkervil River, « Singer Songwriter », The Stand Ins, 2008.)

J'aurai tenu trois cent quarante-quatre jours sans le rencontrer une seule fois. Ce soir, je suis content de le revoir, mais le plaisir est de courte durée : il me faut à peine une demi-heure (le temps d'arriver au restaurant) pour m'apercevoir que rien n'a changé — les gens ne changent pas : n'est-ce pas moi qui assène cette « vérité » à tout bout de champ ? — et que, sous ses airs de vieux monsieur déprimé à la main tremblotante et à la locomotion difficile, se cache encore et toujours un monstre de manipulation, d'égocentrisme, voire même un satyre mythomane...
Il pose quelques questions, mais comme à son habitude, il ne s'intéresse pas du tout aux réponses que nous lui donnons. D'ailleurs, il ne les retient pas ; je le connais : il les a déjà oubliées. Étant donné que je ne dis pas grand-chose (j'ai des nausées depuis hier soir), c'est Mary qui se charge d'alimenter la conversation. Elle aussi pose des questions, qu'il contourne parfois très habilement afin d'introduire tel ou tel sujet avec lequel il a envie de faire un bout de chemin : ha, « cette merveilleuse étudiante de dix-neuf ans, extrêmement intelligente, promue à un grand avenir européen [sic] » avec qui il est sorti ; ha, comme il en a vécues, des histoires extraordinaires : avec sa vie, on pourrait écrire un roman ! — Et avec sa modestie, pourrait-on allumer un grand feu qui atteindrait la Lune ?

Il parle de lui, de lui, de lui, puis il sort une phrase qui me fait sursauter intérieurement : « Comme vous le savez bien, je ne suis pas du tout pour parler de "moi, moi, moi" ! C'est une discussion à trois. Nous pouvons parler de tout. C'est fantastique. » — Se rend-il compte de l'énormité de son discours ? Le fait-il exprès, pour nous tester ? Je mange ma saltimbocca alla romana trop salée sans rien répondre ; Mary ne dit rien non plus, mais n'en pense pas moins, comme je l'apprendrai plus tard.

Sommes-nous obligés de connaître tous ces détails écœurants et technico-techniques sur la mécanique (pas toujours) bien huilée du coït humain ? Non, je ne pense pas que nous y sommes obligés. — Je les garde donc en mémoire sans en faire mention ici.

Mary règle l'addition (merci Mary !) et nous passons la dernière demi-heure chez lui, sous le regard inquisiteur et les traits fiers du Condottiere d'Antonello de Messine. Dans la voiture, sur la route du retour, Mary me lâche : « J'en reviens toujours pas qu'il ne m'ait même pas proposé un truc à boire à son appartement ! » — Tiens donc, oui, c'est vrai : elle n'a rien eu à boire. Un oubli sans doute...

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