Échecs. — Gaëlle interrompt les jeux et les dessins animés plusieurs fois par jour pour se consacrer aux échecs. À ce jeu, elle préfère être confrontée à son grand-père (qui ne se rappelle même plus que les pions ne peuvent pas reculer sur l'échiquier) ou sa grand-mère (qui n'a plus joué depuis près de vingt ans — la dernière fois, ce devait être avec moi) qu'à son paternel. Ma fille est maligne : elle sait qu'elle a ses chances contre le premier (d'ailleurs, elle le met échec et mat, je ne sais trop comment, à l'aide d'une combinaison tour-reine), qu'elle en a déjà moins contre la deuxième et qu'elle n'en a aucune contre moi (faut pas déconner, non plus). Et comme elle n'aime pas perdre, le choix est vite fait. Elle est maligne.
Nous pourrions la laisser gagner à chaque fois, mais ce serait un très mauvais service que de la considérer comme un enfant et de rabaisser le niveau. — Souvenirs vagues (et donc sans doute partiellement faux) de l'apprentissage de ce jeu avec ma mère, qui ne m'a jamais laissé gagner une seule fois pour me faire plaisir. Je perdais sans rien dire, sans la moindre larme, et je réessayais encore et encore. Puis est arrivé le jour où j'ai remporté une partie, puis d'autres... jusqu'à toutes les remporter. Gaëlle n'a pas ce caractère-là : quand elle perd, elle est très énervée, se sent blessée et se met à pleurer à chaudes larmes. Il faut sans cesse la consoler et lui expliquer que gagner contre un adversaire handicapé (au sens ludique du terme) n'a strictement aucun intérêt.
Fléchette. — Gaëlle lance une fléchette en plastique qui tombe malencontreusement à l'intérieur d'un des radiateurs muraux de la maison parentale.
« Tu pourrais récupérer la fléchette derrière le radiateur, Papa ?
— C'est impossible, Gaëlle. Elle est dedans... Et le radiateur est vissé au mur.
— Oh non !
— C'est embêtant car ça pourrait mettre le feu, un truc pareil...
— Tu rigoles, hein, Papa ? »
(Non, je ne rigole pas, mais je suppose que j'exagère.)
Ma mère arrive, interloquée. Je lui explique la situation.
« Ha non ! lance-t-elle. Il risque d'y avoir le feu au mur ! »
À ce moment, j'arrive presque à voir les pensées se matérialiser à l'intérieur du cerveau paniqué de ma fille, avant même que celle-ci ne lâche, à la limite de la crise de larmes : « Mais je l'aimais bien, moi, cette maison ! Et puis il y a doudou qui reste ici tout le temps et qui brûlerait aussi ! » (Désormais, nous percevons sans équivoque où se situent exactement ses priorités !)
Novembre. — En ce triste dimanche soir de septembre, Léandra et moi mangeons des frites dans son appartement. Nous parlons de l'automne qui est arrivé et de la vie qui n'avance pas. Nous discutons de la chanson « Octobre » de Francis Cabrel (une des préférées de ma maman) et faisons le constat qu'il n'existe pas beaucoup de chansons consacrées aux mois de l'année... — Du moins, c'est ce que nous pensons, mais sans doute est-ce parce que nous sommes tous les deux lamentablement mauvais dans ce domaine de recherche.
« En novembre, il va se passer quelque chose ! lui dis-je.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est toujours en novembre que tout se passe.
— Je ne suis pas convaincue.
— Les meilleures choses se passent en automne, et en novembre tout particulièrement. Les gens s'ennuient, ils ont besoin de chaleur, ils vont se réchauffer dans les cafés, ils parlent plus, ils échangent plus...
— Bof !
— Tu verras : il va se passer quelque chose en novembre...
— Mais quoi ?
— Un truc bizarre. Un truc auquel on ne s'attend pas.
— Pour qui ?
— Pour tout le monde. Pour toi. Pour moi. Pour les amis.
— Mais de toute façon, c'est très loin. J'ai déjà du mal à passer le week-end, alors novembre...
— Patience ! lui dis-je avec le sourire. »
(Le pire, c'est que j'arriverais presque à m'autoconvaincre avec mes propres conneries !)
Orage. — Mary est partie dormir vers minuit. De mon côté, je suis lancé : je m'installe au niveau du bureau improvisé dans le salon et je continue à écrire dans le noir, une Westmalle Triple à mes côtés. J'écoute en boucle The Antlers et Alt-J, histoire d'être imprégné de leur musique pendant que je rédige un petit texte sur eux. Et puis, aux alentours d'une heure du matin, l'orage éclate en sourdine dehors ! Au travers de la fenêtre qui donne sur le Nord de la capitale, j'observe les éclairs illuminer le ciel et éclairer les pièces centrales de mon appartement. Tout ce que j'aime : je suis seul, il fait noir, c'est la nuit, j'ai trop d'alcool dans le sang et l'orage gronde sans discontinuer. Que demander de plus ? (Il s'agit d'une question rhétorique, merci de ne pas répondre.)