Histoires de cadres

Dîner d'équipe ce midi au restaurant italien "La Capannina" à Boncelles. Treize personnes : les sept membres actuels de l'équipe, notre ancien collègue Aurèle et cinq bénévoles. Je suis du "bon côté de la table" : celui qui ne parle pas (et ne veut pas) parler de travail. L'apéritif est payé par mon boulot : c'est toujours mieux que rien. Le vin au pichet est tellement léger que j'en viens à croire qu'ils l'ont coupé à l'eau. En face de moi : Sylvette, Christiane, Aurèle ; à ma gauche, une des bénévoles ; à ma droite, Charlotte ; au coin de la table, Rolande.
Une discussion sur la campagne présidentielle en France :
« Tu n'as pas la télévision, hein, c'est ça ? me demande Charlotte.
— En effet... Enfin, si ! J'ai une petite télévision, mais pas la télédistribution.
Tu n'as donc pas vu le journal de France 2 hier avec François Hollande...
— Ha non...
— J'étais choquée...
Ha ? Que s'est-il passé ?
— Le journaliste lui a demandé : "Pensez-vous qu'il y a trop d'étrangers en France ?" et Hollande n'a jamais répondu.
Haha ! Il a éludé la question... 
— Il a évité d'y répondre trois ou quatre fois. C'était surréaliste ! 
D'un autre côté, la question est floue et un peu débile. Quel intérêt de la poser ? Qu'attend-on comme réponse à une telle question ?
— C'était en rapport avec les récents dérapages de Claude Guéant...
— Ha oui... Je suis cette actualité de très loin, j'avoue... 
Hollande aurait pu donner son avis. Il aurait pu dire : "La question est mal posée parce que...", ou bien répondre par "Oui" ou par "Non" et argumenter. Là, il n'a rien dit du tout. Il a totalement esquivé le sujet.
— Je suppose que son service de communication lui a dit quelque chose du genre : "Sujet glissant. Tu esquives coûte que coûte, mon vieux !" Ils ont sans doute peur de perdre des électeurs en se positionnant de manière nette.
— Mais ne pas répondre alimente le fantasme, justement ! Ça donne l'impression que le sujet est tabou. Et pendant ce temps, la droite occupe le débat... »

Sur les élections en général :
« Souvent, quand je dis que les élections ne servent pas à grand chose, voire à rien du tout, on m'engueule.

— On te dit quoi, par exemple ?

— Que c'est incivique de sortir une chose pareille, que "ça fait le jeu de l'extrême droite".
— Ceux qui te disent cela ont raison de te le dire, me lance Aurèle.
— Pourquoi ?
Tu rigoles, là, Hamilton ? Parce que le vote est un droit essentiel à la démocratie... Parce que des gens se sont battus pour avoir ce droit, pour avoir accès au suffrage universel pur et simple.
— Ha mais justement ! Pour moi, c'est la lutte pour avoir ce droit qui a radicalement changé les choses, pas les élections qui ont suivi !
— Je ne comprends pas... C'est totalement lié.
(C'est vrai que je ne suis pas clair...)
— Ce que je veux dire, c'est que l'arrivée du suffrage universel a suffi à changer la donne en signifiant que, désormais, il fallait prendre en compte l'avis de "tout le monde" et non plus seulement des privilégiés. C'est ce changement de cadre qui est important, plus que le fait de s'exprimer au sein de celui-ci.
— Donc le vote est important...
— Pas vraiment, car le changement de société est déjà en quelque sorte contenu dans la modification du système de vote...
Hein ?
(Force est de constater que je n'arrive pas à m'exprimer...)
Une fois le changement de système validé, le vote en tant que tel s'inscrit dans un cadre bien défini, une logique qu'il est difficile voire impossible d'outrepasser : celle des jeux d'alliance, des partis, des luttes pour le pouvoir, etc. Dans ce genre de système, le vote est une sorte de leurre sans grande importance.
— Mouais.
Mais si ! Et il y a autre chose : nous sommes dans un cadre que nous ne pouvons changer par le simple vote. Ce cadre est économique. Tout découle de lui. La politique actuelle des états est rattachée au système économique international, d'essence néolibérale, qui n'a strictement rien de démocratique. Nous ne votons que pour des choses somme toute très annexes. Que nous votions à droite ou à gauche ne change en rien le fait que le gouvernement élu devra, dans la configuration actuelle, tenir compte de contraintes économiques purement extérieures... »

Conclusion personnelle non exprimée : la gauche est dans la rue et dans la tête des gens ; pas dans les urnes ni au sein des partis qui s'en revendiquent.
Amen.

* * *

J'attends Fred Jr au-dessus des escaliers du grand hall de la Gare centrale. Il passe à Bruxelles pour la soirée. Nous allons manger en vitesse au Quick de la rue du Marché aux Herbes avant de nous balader quelques minutes sur la Grand-Place. Nous passons le restant de la soirée au Bon Vieux Temps, un café très calme situé dans une impasse du vieux Bruxelles. Ils y servent de la Westvleteren (10 € le verre). Je prends deux Orval pendant que Fred carbure à la kriek et au thé.

« Au départ, elle n'avait pas l'air dans le trip du tout, mais depuis quelque temps, elle a l'air de se prêter au jeu. Il l'a vraiment entraînée dans ses délires militaires. Haaaa, qu'est-ce qu'on ne ferait pas par amour !
— Ce type est fou...
— Ils sont quelques uns comme ça... Ils se déguisent en soldats américains et vont à toutes sortes de commémorations.
Mmmmh...
— C'est assez bizarre. J'ai comme l'impression qu'ils mettent ces uniformes pour défendre une idée bien précise, presque fantasmée, de la défense du Monde libre par les États-Unis. Ils arborent fièrement leurs faux costumes comme s'ils arboraient une idéologie... Je ne suis pas certain de me faire comprendre, là... »
(Décidément, aujourd'hui, j'ai clairement du mal à m'exprimer.)
« Oh, franchement, j'en ai un peu marre de certains archivistes... Je ne me présenterai sans doute plus jamais.
— Ils sont parfois un peu vieux jeu ?
— Ils sont corporatistes jusqu'au bout des ongles !
— Ha oui, le corporatisme...
— Ne rien donner pour rien. Tout contrôler. Accès Web restreint, tout ça... 
— Oui, tu m'en avais déjà parlé. C'est clairement une erreur d'être comme cela aujourd'hui...
— Et puis, ils sont dans le monde des détails, du genre : "Ne faudrait-il pas utiliser le verbe pouvoir au lieu de devoir au 17e alinéa de l'article 45ter de la troisième version corrigée des statuts ?" Je ne me sens pas à ma place là-dedans... »

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