Paris [6/16] — Nymphéas

Sur ma « liste des dix choses à faire avant de mourir », en dernière position, se trouve la proposition suivante : « Être seul dans la chapelle Rothko à Houston ou devant le David de Michel-Ange, à la Galleria dell'Accademia de Florence. » Ce sont — faut-il le préciser ? — deux idées que je n'aurai très certainement jamais la possibilité de concrétiser.

I

J'ai déjà vu le David, mais je n'étais pas seul évidemment. C'était lors d'un mémorable séjour à Florence avec Maïté, sa sœur, sa mère et son beau-père. Je me souviens de ce long hall, la Galleria dei Prigioni, où sont conservées plusieurs ébauches de sculptures de Michel-Ange avec, tout au fond, le David. À partir de l'entrée du musée, on n'a d'autre choix que d'arriver dans cette salle par l'autre bout, si bien qu'au premier regard, cette célèbre statue de 434 centimètres de haut ne constitue qu'une sorte de point focal très éloigné. Bien sûr, c'est elle qu'on remarque en premier lieu : elle se trouve en fin de perspective, elle est déjà au centre de l'attention... Mais tout de même : elle se situe au loin. Pour qu'elle devienne autre chose qu'un objet lointain, il faut marcher. C'est une marche très personnelle. En tout cas, c'est comme ça que je conçois l'expérience : les détails, la grandeur du David ne se révèlent vraiment qu'après avoir marché jusqu'à lui. Je me rappelle parfaitement cette approche : j'étais très fébrile. C'était comme si toute la beauté de la ville était contenue pendant un bref laps de temps dans une toute petite parcelle d'espace : cette sculpture. Assez bêtement, je me dominais pour paraître « comme d'habitude », c'est-à-dire pour ne pas fondre en larmes.

Tout autour, il y avait des visiteurs qui prenaient constamment des photos. J'avais le plus grand mal à les comprendre, j'en avais les poings serrés, j'étais presque en rage. J'avais envie de leur crier qu'ils n'avaient rien compris, qu'ils ne voyaient pas vraiment ce qu'ils photographiaient. Ils débarquaient dans cette salle en coup de vent, prenaient des photographies comme si de rien n'était, puis s'en allaient tout aussi rapidement. Ils ne vivaient pas l'instant, ils obtenaient platement un souvenir ! (C'est le « syndrome du Japonais en vacances », dont j'ai déjà été victime moi aussi, pas plus tard que durant ce séjour à Paris : ce qu'on veut quand on en est atteint, même épisodiquement, c'est prouver qu'on s'est trouvé à proximité d'un objet donné, et non voir l'objet pour lui-même.) Ma seule expérience du David a donc aussi été celle des déclics incessants d'appareils argentiques. Aujourd'hui encore, ils polluent ma mémoire. C'est la vie ! Plus de dix ans plus tard, je ne leur en veux plus vraiment, à tous ces touristes. Je pense qu'ils ne percevaient tout simplement pas que ce qu'ils faisaient pouvait s'avérer choquant pour d'autres visiteurs. (Je suis hypersensible pour certaines choses très précises, mais pas du tout pour d'autres ; j'ai dû moi aussi énerver pas mal de monde sans m'en rendre compte à différents moments de mon existence.)

(À la recherche de ce que j'avais pu écrire auparavant sur le David, j'ai notamment retrouvé cet article datant du 11 juillet 2011, qui retrace entre autres une discussion sur Michel-Ange avec Lewis, durant laquelle j'ai brièvement mentionné le syndrome de Stendhal. Enfin, « discussion » est un bien grand mot : dans cette affaire, je n'ai été qu'un faire-valoir destiné à mettre en avant Lewis-le-Magnifique. En relisant ce récit, je me suis dit que j'ai vraiment bien fait de couper les ponts avec cette boule de narcissisme débridé.)

II

Je n'ai jamais été confronté aux peintures de Mark Rothko, mais, bien que je ne puisse pas en être certain, j'imagine que les « voir » dans un endroit consacré — un espace adéquat, spécialement préparé pour les accueillir — produirait chez moi une émotion proche de celle que j'ai eue en présence du David. Pourtant, si je ne prends en compte que la façon dont ces œuvres sont réparties dans l'espace, j'aurais tendance à considérer que les murals de Rothko sont diamétralement opposés aux sculptures de Michel-Ange. Le David m'apparaît comme un centre, un point que je ne pourrai forcément jamais observer que de l'extérieur ; au contraire, les œuvres murales de Rothko, comme les Seagram Murals ou les toiles qui couvrent la fameuse chapelle, sont destinées à être englobantes : elles constituent un tout qui encercle le spectateur, celui-ci devenant un simple point piégé à l'intérieur d'un espace qui le dépasse.

Si l'on devait faire un rapprochement entre Rothko et Michel-Ange, il faudrait plutôt lorgner du côté de ce que ce dernier a conceptualisé dans le domaine de l'architecture, comme le grand escalier de la bibliothèque Laurentienne à Florence qui, de l'aveu de Rothko lui-même, a eu une grande influence sur les Seagram Murals : « Après y avoir travaillé quelque temps, j'ai réalisé que j'étais fort influencé, de manière subconsciente, par les murs de Michel-Ange dans l'escalier de la bibliothèque Laurentienne à Florence. [...] Il est parvenu à créer le genre de sensation que je recherche — il a fait en sorte que les visiteurs se sentent piégés dans une pièce où toutes les portes et fenêtres sont murées, de façon à ce que tout ce qu’ils puissent faire, c’est se cogner continuellement la tête contre le mur. »1

Le David et la chapelle Rothko se rejoignent néanmoins à mes yeux, sans doute tout simplement parce qu'il s'agit a priori d'œuvres qui ont la rare capacité de m'émouvoir jusqu'aux larmes. (J'ai lu beaucoup de commentaires sur Rothko, et parmi ceux-ci quelques critiques acerbes, qui ne voient en lui qu'un énième imposteur, un artiste sans talent, une pompe à fric, etc. Alors que je suis parfois enclin à considérer certaines formes d'art contemporain comme des objets vides de sens, voire, dans le pire des cas, comme du charlatanisme pur et dur, je dois bien avouer que j'ai le plus grand mal à comprendre comment il est possible de mettre Rothko dans le même panier.)

III

Le 24 septembre 2014, L. Bulle écrivait au sujet de ma dixième « chose à faire avant de mourir » : « Connaissais pas la chapelle Rothko, ça tue. En attendant, t'as déjà été te poser au milieu des nymphéas à l'Orangerie ? » Notre passage par ce musée aujourd'hui pourrait être une conséquence lointaine mais néanmoins assez directe de cette question initiale. Si celle-ci n'avait pas été posée au préalable, je n'aurais probablement pas pensé à l'Orangerie comme composante éventuelle de notre city-trip et je n'en aurais pas parlé à Léandra, etc., etc. — Mais puis-je écrire cela ? Puis-je déclarer, par exemple, que le message de L. Bulle était l'un des premiers « événements » d'une chaîne causale menant, près de six mois plus tard, à notre visite de l'Orangerie et, plus tard encore, à la rédaction du présent article et à sa possible lecture par d'autres personnes, etc. ? Peut-être ne devrais-je pas considérer le problème de cette façon, c'est-à-dire placer des « causes » là où il n'y en a pas. Peut-être même n'y a-t-il pas de « problème ». (Ou : de l'art de se poser des questions qui n'en sont pas et de rester coincé dans une réflexion surréaliste après se les être posées.)

En pénétrant dans la première des deux salles ovales et lumineuses du musée de l'Orangerie accueillant les célèbres peintures monumentales de Monet, je comprends mieux le commentaire de L. Bulle : ces Nymphéas et la chapelle Rothko semblent liés d'une façon ou d'une autre. Ces œuvres sont toutes deux des ensembles muraux qui ont la particularité d'avoir été étudiés pour vivre en symbiose avec leur lieu d'exposition, de manière à former un espace clos très spécifique. L'inverse est tout aussi vrai : le lieu a été aménagé (dans le cas de Monet) ou créé (dans le cas de Rothko) pour accueillir ces œuvres. Ce sont des abris, des refuges décalés à la fois de la zone qui les entoure et des affaires séculières. On pourrait dire qu'ils sont sacrés, non pas parce qu'ils sont liés à un culte ou à une religion en particulier, mais plutôt parce qu'ils érigent une stricte séparation entre le dedans et le dehors. Les deux grandes salles qui accueillent Les Nymphéas forment une sorte de bulle protégeant le visiteur du rythme très rapide de Paris, comme si Monet avait voulu importer en plein cœur de la capitale française et de sa vie trépidante un morceau de l'ambiance calme et reposante de son jardin de Giverny. Il est d'ailleurs intéressant de noter que ces salles sont précédées d'un petit vestibule complètement vide, qui ne prend vraiment son sens que si on le considère comme un sas, divisant clairement deux espaces qui ne peuvent directement communiquer. Quant à la chapelle Rothko, elle constitue une sorte de sanctuaire œcuménique hors du monde, une expérience intime, une rencontre avec le tragique (dit comme ça, ça fait assez pompeux, mais il n'y a pas d'autres mots). Dans les deux cas, il y a une volonté claire de suppression ou à tout le moins de modification des repères spatiaux : le monde des Nymphéas est un monde-miroir, un monde de reflets ; les peintures très sombres, presque noires, de la chapelle Rothko peuvent devenir, aux dires de certains visiteurs, des gouffres. (Souvent, seules de très grandes toiles permettent ce genre d'expérience. J'aime La Ballon de Félix Vallotton, mais ce petit tableau ne pourra sans doute jamais engendrer chez moi un sentiment d'encerclement. Peut-être Van Gogh y est-il presque arrivé ? Je veux dire : peut-être est-il arrivé à peindre des petits tableaux dans lesquels on peut tout de même plonger et se perdre ?)

Dans le cas des Nymphéas comme de la chapelle Rothko, ce qui se trouve au-delà des toiles — tout ce qui est « hors-champ » — a dû être agencé avec autant de soin que les toiles elles-mêmes. Monet évoque par exemple (je cite cette page du musée de l'Orangerie) « un ensemble panoramique "enveloppant toutes les parois de son unité", donnant "l'illusion d'un tout sans fin, d'une onde sans horizon et sans rivage" ». Rothko, quant à lui, craignait par-dessus tout que ses toiles ne soient destinées à devenir de simples éléments de décor dans des maisons bourgeoises, orphelines de l'environnement pour lequel elles avaient été initialement créées et perdant par la même occasion toute possibilité d'entrer en résonance avec un éventuel spectateur. Pour empêcher qu'un événement ce type n'arrive, Rothko avait semble-t-il besoin de contrôler méticuleusement l'espace dans lequel ses œuvres allaient être accrochées, se réservant même quelquefois le droit de les racheter si le lieu ne lui convenait pas. Je le comprends parfaitement et, dans un sens, je l'admire pour cela. (On entend souvent parler pour l'instant de « lâcher-prise ». Personnellement, je préfère ceux qui luttent contre cette tendance ; je préfère les anxieux, les jamais-contents, les jamais-satisfaits, les nageurs à contre-courant — ces perfectionnistes pinailleurs qui feront tout pour garder le contrôle de ce qu'ils font.)

Tant pour l'Orangerie que pour la chapelle texane, les peintres ont eu leur mot à dire. C'est Monet lui-même qui, sur les conseils et avec l'aide de son ami Georges Clémenceau, a adopté l'endroit et a décidé des modifications nécessaires. L'architecte choisi pour le projet, Camille Lefèvre, n'a fait que suivre les directives du peintre. Le bâtiment, avec sa verrière laissant passer la lumière solaire, se prêtait merveilleusement bien au déploiement des Nymphéas. À partir des années 1960, le musée de l'Orangerie est progressivement transformé pour recevoir la collection Jean Walter et Paul Guillaume. Recouvert d'un plafond opaque, l'œuvre monumentale de Monet perdra alors son éclairage naturel. Ce n'est qu'en 2006, après une série de travaux, que le public pourra redécouvrir Les Nymphéas selon leur configuration d'origine. Quant à Rothko, il a été tout aussi impliqué, voire plus encore, dans la construction de « sa » chapelle, les commanditaires de la structure (les époux Dominique et John de Ménil) lui ayant accordé la liberté pleine et entière de collaborer avec les architectes, ce qui a d'ailleurs donné lieu à une altercation avec le premier de ceux-ci, Philip Johnson, qui a fini par abandonner le projet à la demande insistante du peintre. Rothko voulait que la chapelle soit baignée dans une lumière très particulière, entrant par une coupole centrale surmontant l'ensemble et filtrée par des bandes de tissu, comme dans son dernier atelier de la 69e rue, où il réalisait ses toiles avec l'aide de plusieurs assistants. Il proposait également que le plan du bâtiment soit de forme octogonale, rappelant un baptistère2 (comme celui de Florence ou du Latran ?). Il voulait un édifice très sobre, sans aucune fioriture, afin que le contact avec son œuvre ne soit pas entaché de détails superflus. — Rothko me rappelle par moment Ludwig Wittgenstein durant sa courte carrière d'architecte : assistant son ami Paul Engelmann dans la conception d'une nouvelle maison pour sa sœur Margaret à Vienne, L.W. portait un soin extrême, presque compulsif, à chaque détail (comme la position et le mécanisme des poignées de portes et fenêtres, ou la serrurerie...). Il voulait quelque chose d'austère et de millimétré, sans enjolivement superflu (une sorte d'antithèse d'Art nouveau). Il a notamment écrit que « la différence entre un bon et un mauvais architecte consiste aujourd'hui en ceci que le dernier cède à toutes les tentations, tandis que l’architecte authentique leur résiste. » (Lire à ce sujet cet article très intéressant.)

Lors de recherches ultérieures sur le Web, je suis tombé sur cette courte analyse citant un extrait de conversation entre le peintre abstrait Alfred Jensen et Mark Rothko, au cours de laquelle il a été question de Paul Cézanne et de Claude Monet. Pour Rothko, Monet est supérieur à Cézanne, parce que, si j'ai bien compris son point de vue, ses peintures possèdent déjà les caractéristiques d'un nouveau langage structurel3. L'article en question compare en outre deux œuvres : d'un côté une peinture monumentale de nymphéas conservée à la Tate à Londres et datant d'après 1916 ; de l'autre un sans titre de Rothko datant de la période 1950-1952, conservé lui aussi à la Tate. L'auteur de l'article remarque à raison que Rothko utilise globalement la même palette de couleurs que Monet, à savoir, si l'on devait généraliser, du jaune-vert et du lavande. Elle ajoute ensuite le commentaire suivant (traduction personnelle) : « Rothko a repris la toile horizontale de Monet, avec son champ visuel de nymphéas, et l'a rendue verticale. Rothko a poussé l'abstraction un cran plus loin. [...] » (Rothko n'aurait peut-être pas été entièrement d'accord avec cette affirmation, lui qui disait notamment que le plus important dans ses peintures ne résidait pas dans les couleurs, mais plutôt dans les formes et les proportions ; lui qui déclarait aussi ne pas être intéressé par l'abstraction en tant que telle, mais plutôt par la communication d'émotions brutes.)

IV

Claude Monet, "Reflets d'arbres"

Léandra pense que j'ai bien aimé Les Nymphéas. Elle a raison : j'ai bien aimé Les Nymphéas. Cela dit, je n'ai rien ressenti de « spécial » en les voyant. Peut-être n'étais-je pas assez préparé ? Ou peut-être au contraire l'étais-je à l'excès ? Peut-être y avait-il trop de monde ? Ou peut-être encore ne ressentirai-je jamais quelque chose de fort devant ces peintures ? Qui sait ? Peu importe. On ne peut pas prévoir ce genre de choses. (Je n'ai pas « ressenti » grand-chose non plus au musée d'Orsay, mais cela ne m'a pas empêché d'y trouver des centaines de tableaux merveilleux.) En tout cas, cette toile-ci, intitulée Reflets d'arbres, est indubitablement ma préférée de la série : elle mesure huit mètres et demi de long sur deux de hauteur, est composée de deux panneaux aux dimensions identiques et se trouve dans la seconde salle, celle avec les nombreux reflets de saules pleureurs. C'est la plus sombre des huit œuvres exposées. C'est aussi celle qui se rapproche le plus d'une peinture abstraite, mais — et c'est très important de le préciser — ce n'est pas du tout une peinture abstraite. En la regardant, j'imagine les dernières lueurs du jour ; j'imagine la nuit qui va bientôt recouvrir la terre de sa chape de couleurs de plus en plus obscures ; j'imagine un air frais (le même que celui des nuits étoilées de Van Gogh) s'installant doucement. Peut-être cette toile représente-t-elle une aurore, mais moi, j'y vois un crépuscule. Allez savoir pourquoi ! Peut-être est-ce simplement l'image que j'ai, personnellement, d'un crépuscule ? Une lumière de début de nuit me paraît en effet bien mieux convenir à cette composition que celle d'une journée qui débute. — Voilà à nouveau une toile que j'aime.

________________________________________
1 James E. B. Breslin, Mark Rothko. A biography, Chicago, The University of Chicago Press, 1993, p. 400 : « After I had been at work for some time, I realized that I was much influenced subconsciously by Michelangelo's walls in the staircase of the Medicean Library in Florence. [...] He achieved just the kind of feeling I'm after—he makes the viewers feel that their are trapped in a room where all the doors and windows are bricked up, so that all they can do is butt their heads forever against the wall. » L'anecdote est également reprise (accompagnée d'une traduction beaucoup moins littérale que la mienne) dans : Jacob Baal-Teshuva, Rothko, Cologne, Taschen, 2006, p. 62. Enfin, elle est déjà partiellement citée dans un des premiers articles de ce blog.
2 J. Baal-Teshuva, op. cit., p. 73.
3 La retranscription de cette conversation est insérée dans son entièreté dans le livre de J.E.B. Breslin, op. cit., p. 300-302. Extrait du discours de Rothko, d'après Jensen donc : « In my work one therefore finds the direct awareness of an essential humanness. Monet had this quality and that's why I prefer Monet to Cézanne. [...] Despite the general claim that Cézanne had created a new vision and that he is the father of modern painting, I myself prefer Monet. Monet was for me the greater artist of the two. I do not myself agree with present public opinion about the colorists and their art though it may be right to a certain degree, for color per se can belong to the more sensual side of art. »

Laisser un commentaire