Le chiffre de Dorabella (1)

Des quatre textes chiffrés (et non décryptés à ce jour) présentés dans ce journal le 14 mars dernier, c'est le chiffre dit « de Dorabella » qui me fascine le plus et m'occupe en ce moment l'esprit. Ce lundi soir, je passe quelques (hem !) heures à y réfléchir et à me renseigner. — Anecdote marrante : alors que je griffonne des symboles dans mon cahier à la Maison du Peuple de Saint-Gilles, une des trois jeunes femmes assises à la table d'à côté soupire : « Ils sont tous comme ça maintenant... C'est désespérant ! » Je ne saurai jamais avec certitude si elle parlait des hommes et me prenait comme un exemple très réussi de leur décrépitude généralisée, mais je soupçonne que oui. (Les murs ont des oreilles, même lorsqu'ils tentent de comprendre, avec les moyens du bord, un chiffrement particulièrement ardu.)

L'histoire de ce curieux message est rocambolesque : le compositeur anglais Edward Elgar (1857-1934) se lie d'une très forte amitié avec Dora Penny, fille d'Alfred Penny, un pasteur dont la nouvelle femme est une amie d'Alice Roberts, l'épouse d'Elgar. En juillet 1897, peu de temps après un séjour au presbytère du pasteur à Wolverhampton, Alice envoie à la famille Penny une lettre pour les remercier de l'invitation, lettre à laquelle le compositeur, grand amateur de cryptologie, joint une courte note chiffrée. Au verso, il écrit le nom de « Miss Penny » et, au recto, le message suivant :

Dora Penny n'a semble-t-il jamais essayé de déchiffrer le cryptogramme (« Encore un gars simple ! », a-t-elle peut-être ironisé), qui dormira dans un tiroir jusqu'à ce qu'elle ne le l'extirpe et ne le reproduise dans un mémoire consacré au compositeur intitulé Edward Elgar: Memories of a Variation, publié en 1937.

Depuis lors, tout le monde (façon de parler) cherche mais personne ne trouve. La situation est d'autant plus frustrante que, plus de vingt ans après sa note incompréhensible à destination de Miss Penny, Edward Elgar a rédigé une page complète d'exercices consacrée à son procédé de cryptage, allant même jusqu'à donner une clé et quelques exemples facilement déchiffrables. La clé, une simple substitution symbole-lettre, est la suivante (source : Peter Brooks, Wikimedia Commons, 2010) :

 

Cependant, la clé ne permet pas de déchiffrer le cryptogramme envoyé à Dora Penny en 1897. Tout au plus aboutit-elle, une fois appliquée, à une suite de lettres sans aucune signification, à moins d'imaginer que l'objectif ultime de Sir Elgar était de crypter à la perfection le bruit produit par la lecture d'un disque phonographique en très mauvais état :

BPECAHTCKYFRQDRIRRHPPRDXYXGFS
TRTHTCKLCERREHGQTRFRHUSQDXKKXFS
ESHUSEDUWGSERHUQSDCPGSHCDXC

De nombreuses solutions ont été proposées et un concours a même été lancé en 2007 par l'Elgar Society à l'occasion du 150e anniversaire de la naissance du compositeur. Cependant, aucune de ces tentatives de déchiffrement n'est satisfaisante : jusqu'à présent, les résultats n'ont un certain sens que si l'on intervertit certaines lettres, si l'on en supprime d'autres ou encore si l'on considère qu'Elgar abrégeait la moitié de ses mots et utilisait des abréviations à tout bout de champ. Il est très amusant de constater que certains cryptanalystes se vantent d'avoir craqué ce chiffre très résistant malgré l'absurdité de pans entiers du texte déchiffré ou malgré le fait qu'ils ont dû se servir d'anagrammes (à l'aide d'anagrammes, je pourrais faire passer L'Art de la guerre de Sun Tzu pour un roman d'amour1). Si ce chiffre doit être craqué un jour (et il le sera sans doute, à moins qu'il n'ait strictement aucun sens), il faut qu'il le soit de manière flambloyante ; que, à la vue de la solution, tout le monde s'exclame : « Oui, c'est logique, tout concorde et ça ne peut être que ça ! »

* * *

Récemment, j'ai compris qu'écrire de longs articles exposant l'ensemble d'une réflexion n'était pas une bonne chose (surtout si je voulais dormir plus de trois heures par nuit). Par conséquent, le présent texte n'est qu'une brève introduction au chiffre de Dorabella et il faudra s'attendre à voir fleurir dans les prochains jours l'un ou l'autre paragraphe sur ce cryptogramme, parce qu'il m'obsède ; parce que je n'arrive pas à en trouver la solution — et, surtout, parce que je ne risque certainement pas de la trouver !

(La suite demain.)

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1 Non, je ne le ferai pas.

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