Greene 3

Composition avant-gardiste. — Si l'on me demandait quelle est la différence fondamentale entre un mathématicien et un physicien théorique, je répondrais de prime abord quelque chose comme : « Le mathématicien peut formaliser un monde qui n'existe pas tant que celui-ci se tient mathématiquement, tandis que le physicien est obligé de confronter son formalisme au monde réel (quitte à se prendre parfois une belle gifle de la part d'une nature complètement indifférente aux expériences qu'il lui fait subir) ». — Bien qu'il parle évidemment aussi de la nécessité des tests expérimentaux en physique, Brian Greene donne dans son livre une réponse différente : « Les physiciens sont comme des compositeurs avant-gardistes, prêts à se jouer des règles traditionnelles et à frôler les limites de l'acceptable pour atteindre leur but. Les mathématiciens sont comme des compositeurs classiques, travaillant généralement dans un cadre plus restrictif, rechignant à passer à l'étape suivante tant que toutes les précédentes n'ont pas été établies avec la rigueur nécessaire. » (Brian Greene, L'univers élégant1.) — Que cette déclaration émane d'un théoricien des cordes n'est pas étonnant : la théorie des cordes est une construction mathématique qui n'a semble-t-il pas encore vraiment reçu de confirmation expérimentale éclatante (comme ce fut le cas à de nombreuses reprises, et de façon extrêmement précise, pour la relativité générale et pour la mécanique quantique). Peut-être même n'en recevra-t-elle jamais. En tout cas, ce ne sont pas les esprits dubitatifs qui manquent ! (Voir par exemple le livre de Lee Smolin, Rien ne va plus en physique !2 ou encore ce qu'en dit Roger Penrose3.)

Stupéfaction de physicien. — « Une fois que la sphère s'est réduite à un point, le trou noir correspondant — tenez-vous bien — se retrouve dénué de masse. Bien que cela semble complètement loufoque et mystérieux [...], nous verrons bientôt quel rapport cela a avec la physique des cordes. » (Brian Greene4.) — L'air de rien, ce « tenez-vous bien » placé en incise est terriblement amusant. Lisant cette phrase, le commun des mortels (c'est-à-dire grosso modo tout être humain à l'exception du physicien de métier) risque sans doute de se demander pourquoi il faut bien se tenir ! Ce n'est pas un cas isolé : lisant en parfait dilettante des travaux de vulgarisation en physique théorique, je tombe assez fréquemment sur des phrases choc censées stupéfier le badaud. Par exemple, dans de nombreux cas, il convient d'être étonné lorsque le résultat de pages entières de calculs extrêmement compliqués donne zéro ou, pire encore, l'infini, ou bien une inacceptable probabilité négative. — Dieu merci, après de nombreuses circonvolutions tout aussi compliquées (voire plus encore) que les calculs initiaux, toutes ces irritantes singularités sont effacées, contournées... et l'on retombe sur un résultat compréhensible par notre esprit fini. Ouf, on a eu chaud !

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1 Brian Greene, L'univers élégant, Robert Laffont, 2000, p. 297.
2 Lee Smolin, Rien ne va plus en physique ! L'échec de la théorie des cordes, Dunod, 2007. (Livre que je dois encore me procurer !)
3 Voir par exemple : Roger Penrose, À la découverte des lois de l'univers..., p. 853-854 : « Aux yeux de ses plus fervents défenseurs, la théorie des cordes (et ses transmutations ultérieures) est la physique du XXIe siècle [...]. Quant à ses détracteurs les plus virulents, ils considèrent qu'elle n'a absolument rien apporté jusqu'à présent, sur le plan physique, et pensent même qu'il y a très peu de chances qu'elle ait un jour à jouer un quelconque rôle en physique. » (Penrose se situe plutôt du côté des détracteurs.)
4 Brian Greene, L'univers..., p. 358.

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