L'homme qui suivait les rails

Chronologie d'une journée ordinaire. — Je croise Flippo, de bon matin, à l'intérieur de la gare de Liège. « Tiens ? Tu étais dans le train ? », lui demandé-je. « Ha mais pas du tout, me répond-il, je le suivais à pied ! » — À question stupide, réponse stupide.

Mes collègues me questionnent à la pause café : « Tout va bien, Hamilton ? Tu as une petite mine... Tu ne dis rien du tout. Pour tout dire, tu n'as pas l'air d'être parmi nous... » Lodewijk finit par trouver une des causes possibles de ce spleen de début de semaine : notre livre étant désormais sous presse, je suis victime d'un baby blues ! — Il y a du vrai dans ce diagnostic, même si le bébé n'est pas encore sorti du ventre de la bête (je veux parler des rotatives).

Sous presse ? Pas tout à fait ! Jipé, notre correspondant chez l'imprimeur, me téléphone, catastrophé : « Hamilton ! Bon dieu, qu'est-ce que c'est que ces deux lignes plus sombres, à droite sur la couverture ? Nous venons de lancer l'impression et ça se voit ! » Réponse : un problème dans cet aplat de gris qui n'en est pas vraiment un ; une grossière erreur de ma part qui nous coûtera quelques centaines d'euros... Le travail dans l'extrême urgence aura fini par avoir raison de ma vigilance maniaque ! (J'ai le moral dans les chaussettes : j'ai fait une faute.)

Dans le train de retour, avec Yama. « J'ai vu ton actuelle photo de profil, me dit-elle, celle de toi enfant devant un jeu vidéo [Prince of Persia]. Ta fille te ressemble, c'est incroyable ! Son visage a-t-il pris un seul trait de sa mère ? »  — Réponse : « Non, pas que je sache, si ce n'est peut-être le nez en trompette, et encore ! »

Dans le tram vers le Parvis, un revenant de l'époque universitaire ! Je lui lance, assez fort : « Hé, Beber ! » et je le vois sursauter. « Désolé, je t'ai fait peur... », m'excusé-je. « Non, non, ce n'est pas grave. J'étais dans mes pensées... » Je le trouve encore plus fébrile que par le passé. Il m'explique qu'il n'a pas de travail pour l'instant ; alors, pour ne pas se laisser aller, il passe ses journées aux archives ! Il a écrit un livre aussi. Il m'explique, sourire aux lèvres : « Le tirage est directement proportionnel à l'hyperspécialisation du sujet. »

À la Maison du Peuple, une nouvelle édition de ces ridicules quiz... « Question numéro 2 : qui a écrit Le Meilleur des mondes ? Je répète : qui a écrit Le Meilleur des mondes ? » — Milton Friedman ! À moins que je ne confonde ?

À la table d'à côté, une jeune femme est vraiment remontée contre son ami/compagnon/époux/ex (?). En quelques minutes, celui-ci entre dans un cycle infernal : il se fait engueuler (« Casse-toi, mais casse-toi, connard ! »), se lève, s'en va faire un petit tour rapide, revient comme si de rien n'était, se rassied, se fait engueuler à nouveau (« Casse-toi, mais casse-toi ! Merde ! »), se lève, s'en va faire un petit tour rapide, revient, etc. (Compter encore trois cycles avant que les deux ne disparaissent, mais pas en même temps.)

Mary me dit ne pas croire en l'horoscope mais le lire quand même : « Quand je rencontre une nouvelle personne, je regarde ce qui est lié à son signe et je découvre souvent au moins 10 % de traits qui lui correspondent et que je n'aurais pas remarqués sans cela. » Quand je lui demande pourquoi elle ne lit pas directement des ouvrages de psychologie, elle me répond que c'est par manque de temps. Et quand je lui déclare que tout ça — astrologie et, jusqu'à un certain point, psychologie —, c'est enfermer un être humain aux pensées complexes dans un canevas plus ou moins grossier (créer un faux mythe personnel pour mieux le comprendre), elle me rétorque que, de toute façon, je ne change que très rarement d'avis. — Les capricornes sont bornés, à ce qu'il paraît.

« À quoi cela me sert-il de parler à Untel ou à Unetelle ? Ils ne m'apprendront jamais rien !
— C'est là que tu te trompes, Hamil : tout le monde peut t'apprendre quelque chose !
— Non. Le temps est précieux : pourquoi le passer avec des gens qui ne m'apportent rien, alors que des amis sincères ou des livres me seront de bien meilleure compagnie ?
— Tu parles comme Fabien. Tu es beaucoup trop élitiste ! »
(Et encore une fois, je campe sur mes positions.)
 
Réflexions sans queue ni tête. — Ce qui est amusant quand je cite Amy et Zapata, c'est que je fais à chaque fois le tour de l'alphabet : A&Z, le début et la fin, l'alpha et l'omega.

Si l'on veut être changé par un livre, la nage ne suffit pas ; il faut pratiquer le plongeon. — Pour quelqu'un qui coule dès qu'on le met à l'eau, fallait oser !
La tendance à l'autoflagellation est inversement proportionnelle à sa nécessité.
Le « mariage pour tous » est un combat d'arrière-garde. Hé ! Il s'agit seulement de mariage, ce verrou social à l'aide duquel l'État cadenasse l'amour !

Je lis quelques éléments biographiques sur Nietzsche. À peine ai-je commencé à m'intéresser à sa vie que je décèle déjà deux des pires ironies qui aient jamais secoué une existence de génie, et ce, pour l'une d'entre elles, jusqu'à son lointain héritage : 1) avoir passé les dix dernières années de sa vie dans un état végétatif alors que, esprit particulièrement alerte et lucide, N. prônait la « libre mort » (autrement dit le suicide au bon moment) ; 2) avoir été, bien après son décès en 1900, récupéré par le régime nazi alors que son œuvre témoigne de la haine à la fois de l'État (qu'il nomme « nouvelle idole » dans Zarathoustra) et des croyances de la foule.

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