Chiny, deuxième jour

Lamia, Lana (les deux cousines « à moitié » Réunionnaises de Léandra) et Lenzo (le compagnon de Lana) arrivent au gîte en tout début d'après-midi. Naïfs, nous pensions profiter de leur voiture pour visiter l'abbaye Notre-Dame d'Orval. Las ! Nous sommes six et aurions le plus grand mal à tous rentrer dans le petit véhicule de Lenzo. Adieu donc Orval, ses moines, sa bière et son fromage...

Sur la table de la salle à manger, sont étalées les deux énigmatiques photographies ainsi que la lettre anonyme et la non moins mystérieuse addition d'hier soir. Léandra se fait un plaisir d'expliquer la situation à nos invités : « Vous allez voir : c'est très étrange ! Nous recevons des photographies et des avertissements de la part d'inconnus... Hamilton est sur les nerfs mais moi, je trouve ça très amusant ! » Lana s'empare de la lettre anonyme et se met à lire tout haut : « "La Gaume est une frontière. La Gaume est un danger. Franchissez la lisière et vos jours seront comptés." Punaise, c'est dingue ce truc !
— Ces rimes sont très pauvres, déclaré-je, contrarié.
— Chaque photographie semble mener vers un endroit précis du village, explique Léandra. Et à l'arrière de la seconde photographie, celle du pont de pierre, un autre poème fait référence à une couronne et à des poissons...
— Une couronne ? Des poissons ?
"Là où la couronne dorée surmonte les poissons d'argent, attendez en paix car bientôt viendra notre agent", récite Andrew.
— Oui, voilà ! 
— Sans doute l'œuvre d'un gamin de six ans », soupiré-je. 

Orval étant inaccessible aujourd'hui, nous optons pour une petite promenade le long de la Semois : « Passez la passerelle en bas des "Comtes de Chiny" et prenez à droite jusqu'au moulin Cambier. Là vous pourrez traverser le pont Saint-Nicolas et revenir à la ville par la route », dixit la maman de Poulain Perspicace. Nous nous baladons donc jusqu'à la brasserie du moulin Cambier, ancien moulin à eau installé sur une dérivation de la Semois où nous faisons un arrêt revigorant (bières, chocolats chauds, crêpes...).

Avant de nous attaquer à la montée qui nous ramènera à notre point de départ, nous traversons un pont de pierre à cinq arches : « C'est à coup sûr le pont de la photographie », constaté-je. Sur le parapet, une stèle commémorative a été érigée et une plaque retrace brièvement l'histoire de l'ouvrage : « Pont Saint-Nicolas. Ancien pont construit en 1739. Architecte A. Piedchapt. A été détruit le 10 mai 1940. A été reconstruit en 1955-1956. Architecte V. Sarlet. Entrepreneur H. Marchand. Les communes de Assenois, Straimont, Chiny et Suxy. » Au-dessus de la plaque, sur la stèle même, trône la figure de saint Nicolas ainsi qu'un blason : trois poissons surmontés d'une couronne d'or. « Eh bien, les voilà nos poissons d'argent ! », s'exclame Andrew. Je lâche, railleur : « Ha ! Et que faut-il faire maintenant ? Attendre en paix que leur "agent" daigne se déplacer ? » Évidemment, nous n'attendons pas et rentrons nous reposer au gîte alors que le soir tombe. Lamia, Lana et Lenzo repartent après une petite heure de discussion au chaud dans les canapés du salon.
 
* * *

Il est presque neuf heures du soir lorsque nous constatons, un peu tard hélas, que le restaurant où nous avions prévu d'aller manger (le Foyer IX, à dix mètres de chez nous) est fermé. Sans repas disponible dans le gîte, Léandra, Andrew et moi sommes obligés de quitter le centre de Chiny à pied pour nous rendre à nouveau à la brasserie du moulin Cambier. Nous descendons la route noire et sinueuse qui nous amène au pont de pierre. En traversant ce dernier une nouvelle fois, dépassant la stèle au blason, je déclare à la cantonade : « Ah là là, il en prend du temps pour arriver, cet agent ! », mais ça ne fait rire personne.

Au Moulin Cambier, Léandra n'est pas dans son assiette et commande un simple croque-monsieur. Andrew et moi prenons une raclette au fromage savoyard. Nous quittons la brasserie peu après dix heures du soir.

Il fait vraiment très sombre sur la route du retour, mais Andrew a eu la bonne idée de télécharger sur son smartphone une puissante lampe de poche qu'il utilise pour éclairer notre chemin. Traversant à nouveau le pont de pierre, Andrew est le premier à se figer, suivi par Léandra qui étouffe un cri. Légèrement en retrait, je demande : « Que se passe-t-il ? » puis je vois ce qu'ils voient et me fige à mon tour... Dans la lumière de la lampe d'Andrew, au pied de la stèle, se tient un vieil homme élancé. Il porte la robe blanche et le scapulaire noir typiques des moines cisterciens. Ses yeux ronds, presque étonnés, sont fixés sur nous. Nous sommes toujours complètement statiques lorsqu'il crie : « Hamilton ? Andrew ? Léandra ? Est-ce vous ?
— Que... ? Comment connaissez-vous nos...
— Les Omonoks !
— Quoi ?
— Les Omonoks !

— Les hommes Onox ?
— Dieu, protégez-nous des Omonoks ! »

L'homme s'approche lentement de notre position. Je me crispe avant de me détendre : ce vieux moine n'a pas du tout l'air dangereux ; à vrai dire, il semble même beaucoup plus terrifié que nous ne le sommes. Il arrive devant Andrew et lui tend quelque chose — un papier ? avant de nous dépasser sans mot dire et disparaître dans la nuit.

« Andrew ? Que t'a-t-il donné ?
— Une... Une nouvelle photographie. »

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