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Canard en plastique

Dans un premier temps, il y avait ce choix à faire, et je déteste choisir. Je suis un inadapté de l'option : pour tout ce qui relève des affaires courantes, je préférerais qu'on décide à ma place. (Je rêverais d'un intendant réglant ma vie sociale au jour le jour : « Aujourd'hui, tu vas là-bas ; demain, tu rencontres ces gens-là », etc.) Dans un deuxième temps, il y a eu un enchevêtrement de situations sociales compliquées, et je déteste les situations sociales compliquées. Ensuite, je me suis transformé brièvement en une balle de ping-pong que l'on renvoyait de l'autre côté du filet : pour les deux joueuses en présence, j'aurais été plus à ma place à l'autre Réveillon, ou plus exactement au Réveillon de l'autre. Plus ou moins au même moment, est arrivé un tentant Deus ex machina : Amy et Zapata m'invitant à une soirée parallèle, de telle manière que j'aurais très bien pu emprunter une troisième voie. Après avoir été enthousiasmé par l'idée, je l'ai rapidement mise de côté, car cette invitation arrivait après les deux autres. Je me suis alors dit qu'une façon radicale de régler mon dilemme était de passer la nuit du 31 décembre en solitaire. Cela n'aurait pas été un problème pour moi : être seul un jour de fête générale ne me rend pas triste. J'aurais acheté une bonne bouteille de champagne, une petite boîte de cigares et j'aurais passé le Nouvel An dans mon bain en compagnie d'un petit canard en plastique jaune que m'aurait prêté Léandra pour l'occasion. J'aurais été un John Difool amoindri et consensuel, se contentant de l'alcool (et d'un cigare) et passant son tour pour ce qui est de la drogue et des homéoputes. Enfin, j'aurais immortalisé ce long moment de baignade nocturne en me prenant en photo avec Ernest le canard. — J'ai finalement rejoint le Réveillon de Léandra : après tout, c'était un bon choix, à la fois relationnel et rationnel.

Je suis en train de préparer les toasts (ou en tout cas de réfléchir à la façon de les préparer) lorsqu'Andrew me dit : « Dans l'article où tu parles du prix Nobel attribué à Modiano, j'ai trouvé une faute : tu as écrit plusieurs fois "Mondiano" au lieu de "Modiano" ». — Et dire que je n'ai pas la possibilité de corriger la faute directement ! Quelle horreur ! Existe-t-il encore une rédemption après une telle erreur ?

* * *

Si j'avais été en forme pour écrire, j'aurais rédigé un paragraphe pour chacun des neuf autres protagonistes de ce Nouvel An, de Frida la dessinatrice de BD (c'est Léandra qui a proposé ce surnom : c'était évident !) à Nanash le docteur. J'aurais aussi glissé quelques mots sur, entre autres : la sordide histoire du vétérinaire qui ne savait pas qu'on ne pouvait pas mettre un écureuil dans un four à micro-ondes pour le sécher ; le débat autour du triste EZ ; la partie de « Time's Up! » durant laquelle j'ai eu la chance de faire partie de la bonne équipe (celle de Léandra et Andrew) ; ou encore les lanternes thaïlandaises que nous avons lancées dans la nuit froide.

Mais depuis le 31 décembre, je ne suis pas du tout en forme ; pas du tout en forme pour écrire, bien que tout soit lié. J'ai beau déclarer n'avoir ni haut, ni bas, je suis dans un bas ! Plus rien n'a de couleur et je me traîne misérablement jusqu'à mon clavier pour balbutier quelque chose de passablement mauvais, que je finis par envoyer à la corbeille. — Ha, il est beau le renouveau de mon journal ! Au diable donc pour une quinzaine de jours l'aspect journalier : j'en suis totalement incapable. (Si c'est pour écrire de la merde, autant ne rien écrire du tout !)

Machinerie

« Hier, je suis resté tard à la Maison du Peuple et j'étais tout de même un peu saoul. Je suis tombé en silence. C'était complètement ridicule : j'ai voulu récupérer un livre qui était tombé de ma table et je suis moi aussi tombé en essayant de le ramasser ! Je me suis écroulé avec énormément de lenteur.
— Tu as voulu récupérer ton livre sans te lever de ta chaise ? », me demande Zapata.
« Oui ! Comment as-tu deviné ?
— Un grand classique. Ça m'est déjà arrivé aussi. Plusieurs fois. »

« "Jupiler, les hommes savent pourquoi !" Ils savent pourquoi quoi ? Savent-ils pourquoi le monde est ce qu'il est ? Savent-ils pourquoi deux plus deux font quatre ? Et pourquoi est-ce seulement les hommes qui savent pourquoi ? »

Pour Amy, je suis le sauveur des radiateurs. Elle se rappelle de cette lointaine soirée où, comme par magie, j'avais rallumé en quelques secondes un radiateur au gaz qui s'était éteint depuis plusieurs jours et qu'ils n'arrivaient pas à redémarrer. Le miracle va-t-il se reproduire aujourd'hui ? Oui, ça refonctionne ! C'est vrai que j'adore les machineries et que c'est presque un défi pour moi de les relancer ou de les réparer, mais il faut relativiser ! Je leur parle donc de la réparation miraculeuse de la machine à vapeur de Trattenbach par Ludwig Wittgenstein... Quatre hommes tapant au marteau à un endroit précis de la machine, tous dirigés par le « chef d'orchestre » Wittgenstein : voilà une histoire rocambolesque, voilà un vrai « miracle » !

breadcrumb trail

« Creeping up into the sky,
stopping at the top and
starting down...
 »

« Georges est un peu comme toi », m'explique Léandra : pour lui aussi, tomber amoureux est une vraie pénitence, un lourd fardeau à porter, du moins tant que la personne élue n'est pas mise au courant. Mais Georges arrive à en parler, à mettre les choses à plat. Oui, il faut mettre les choses à plat quand on est confronté à ce type de sentiments envahissants. Si vous ne le faites pas rapidement, vous ne le ferez jamais, et l'amour de votre vie se transformera en une bonne amie avec laquelle vous n'arriverez même plus à être sincère. (Et je sais de quoi je parle !) — J'ai pour ma part résolu la situation en ne tombant plus amoureux ; en ne me donnant plus l'occasion d'être dans cet état d'esprit ; en devenant très méfiant. C'est totalement idiot, mais je ne souffre plus ; je n'ai ni haut, ni bas.

Le diagramme de Venn me poursuit depuis que je suis adolescent. Quand ai-je vu cette saloperie de diagramme pour la première fois ? En début d'école secondaire, je suppose... Je regardais tristement tous ces cercles A, B, C, etc. qui avaient l'outrecuidance de souvent se croiser : il y avait l'intersection entre A et B, entre B et C, entre A, B et C... Quant à moi, je n'arrivais pas à voir dans ma vie la moindre intersection. Pire : je n'étais même pas un cercle A, B ou C ; j'étais complètement extérieur à tous ces cercles ; j'étais quelque part dans le vide qui les contenait ! — C'est encore aujourd'hui ma bénédiction comme ma malédiction : en tant que non-cercle, il ne viendrait à l'esprit de personne de me considérer comme candidat recevable pour une intersection. On en parle, oui, parfois, mais c'est devenu quelque chose de très théorique ; quelque chose de seulement... mathématiquement concevable !

Léandra partie, je me retrouve seul avec mon ordinateur et mon vin blanc. À ma droite, ce monsieur compliqué :
« Je ne prends plus l'avion aujourd'hui. J'ai très peur des hauts et des bas. Par exemple, si je vais dans un parc d'attractions, j'ai horreur des roller coasters. Les tout petits, ça va encore, mais dès que c'est un vrai, un grand, j'ai la frousse ! J'ai déjà vu un gamin de dix ans monter sans broncher dans une de ces machines, mais pour moi, impossible ! Désormais, je visite pas mal de pays d'Europe, mais je fais les voyages en voiture... Barcelone, la France... Mais bon, c'est con, parce qu'avant j'allais aux States ou aux Philippines sans problème... Mais ça va changer, ça va changer !
— Moi, c'est l'inverse », lui répond la femme en face de lui. « Quand je suis dans un avion, je considère que je ne maîtrise plus rien. Je lâche prise : je laisse mon destin entre les mains du pilote, je le considère comme un ingénieur qui maîtrise ma vie. »

Le petit monde

Brand d'Ibsen, c'est, toute proportion gardée, un avant-goût de Zarathoustra. Quand, au début du deuxième acte, Brand s'adresse pour la première fois aux habitants fades et résignés du petit bourg dont il deviendra le prêtre, on croirait presque lire l'évocation nietzschéenne (et plus tardive) des « derniers hommes », ces êtres prudents qui se contentent d'un petit bonheur, d'une petite vie et qui ne veulent ni se surpasser, ni être un pont vers quelque chose de plus grand qu'eux. — Et puis, Brand aussi se rend à l'enterrement d'un Dieu : il ne dit pas que Dieu est mort, mais que leur Dieu est mort. Le Dieu de Brand, quant à lui, est un Dieu impitoyable, jeune, indomptable, qui cisèle l'humanité à l'aide de très lourdes épreuves : « [...] Voyez, Dieu veut vous tirer de la fange – / un peuple vivant – fût-il faible et dispersé – / puise dans l'adversité vigueur et force ; / l'œil vague acquiert une vue d'aigle, / et il voit loin et il voit juste, / la volonté se forge dans la lutte / et mène le combat, sûre de triompher ; / mais si la détresse n'engendre pas l'action, / la masse ne vaut pas d'être sauvée ! »1 Vers la fin du cinquième et dernier acte, Brand, au sommet de son charisme, parvient à « détourner le troupeau » du discours mielleux et circonspect des administrateurs de la ville (principalement le bailli et le doyen) et à emmener une foule nombreuse vers le fjeld, dans une sorte de croisade destinée à libérer le peuple de Norvège de sa léthargie. Mais l'aventure tourne court, car très vite l'exaltation s'estompe. Les hommes perdent alors patience et commencent à se plaindre : combien de temps cela va-t-il durer ? Qu'a-t-on à y gagner ? Etc. Ils veulent bien donner un peu d'eux-mêmes pour une grande cause, mais pas tout. Alors le bailli et le doyen reprennent le contrôle de la foule et Brand... est chassé à coup de pierres !

Andrew me salue en me disant quelque chose comme : « Ha ? Tu t'intéresses au post-romantisme du grand Nord ? » Mais j'ai peut-être mal compris à cause du bruit ambiant. — Lui se promène avec Comment peut-on être Coréen (du Nord) ?, un essai de Robert Charvin : nous, Européens bercés depuis des siècles par la lancinante berceuse du capitalisme, aurions apparemment les plus grandes difficultés à comprendre une société aussi différente que la Corée du Nord, à tel point qu'en Occident, détracteurs comme partisans du régime nord-coréen ne seraient jamais très loin de la caricature. « Dès les premières pages, il nous avertit que si on n'est pas d'accord avec lui, c'est qu'on n'a rien compris. »

Léah et lui se passionnent en ce moment pour House of Cards.
« C'est une série sur de viles manœuvres politiciennes, si j'ai bien compris ?
— Oh, c'est bien pire que ça ! »

Andrew a lui aussi ses endroits fétiches, évidemment : il a par exemple sa table au Verschueren, celle qui se trouve dans le coin situé à l'angle du mur et de l'extrémité du bar, où l'on peut apercevoir le petit dessin d'un homme à chapeau accompagné d'une bière. Dans le quartier « Louise », rue Jourdan, Andrew a son restaurant italien. Mais celui-ci est rempli aujourd'hui : à l'entrée, des clients attendent déjà qu'une place se libère. Alors nous allons manger dans un autre établissement situé à deux pas, Al Piccolo Mondo. C'est le branle-bas-de combat dans ce petit monde pas si petit que ça : la porte d'entrée vomit des clients et il leur faut ouvrir d'urgence une salle supplémentaire.

Un vieux monsieur bien habillé, l'air inquiet, fait d'incessants allers-retours dans le restaurant, discutant en italien avec certains clients, servant de temps à autre quelques boissons, nettoyant les tables... Il ne semble pas faire partie de l'armada des serveurs. Qui est-ce ? « Ha ça ! Je me suis toujours demandé quel était le rôle de ce vieux monsieur qui faisait des tours dans le restaurant ! », me répond Andrew. — Est-ce le patron ? Est-ce un capitaine ? Est-ce une sorte de vénérable doyen ? (Non, c'est Superman !)

Pendant qu'Andrew parle de Tolkien et de Bilbo le Hobbit, à la table d'à côté, ils discutent des Rosicruciens et de leurs rites initiatiques. L'un des deux hommes en fait partie, si j'ai bien suivi. L'autre lui déclare : « Oui, je sais que ce n'est pas une secte ; qu'il est difficile d'y entrer, mais qu'on peut en sortir sans problème... » Plus tard dans la soirée, le premier s'excite : « Mais bon, sang, heureusement ! Heureusement que Christophe Colomb s'est trompé et a découvert l'Amérique ! » — Ha, je tiens là un bon début de scénario de roman à succès.

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1 Henrik Ibsen, Brand, Actes Sud, 2005, p. 37.

L.C., 35 ans, éditrice

J'écris dans un coin de la Maison du Peuple, à environ cinq mètres du bar. Des gouttes d'eau venant du plafond me tombent sur les cheveux à intervalles réguliers.

Dès que la serveuse se met à parler de Narnia, je tends l'oreille : « J'ai regardé Le Monde de Narnia avant-hier à la télévision... Eh bien, c'est pas top... C'est chiant... Pour l'intrigue, ils ont pompé des éléments un peu partout, chez Tolkien entre autres... » Une partie de ce qu'elle raconte ensuite est inaudible, jusqu'au moment où elle gueule : « Mais un peu d'originalité, quoi, bordel ! » — C'est bien résumé. J'aurais pu l'expliquer de cette manière : ça m'aurait pris moins de temps.

« Il faudrait essayer de comprendre pourquoi autant de gens se braquent.
— Je sais pourquoi : c'est parce que je suis différente. Je suis plus intelligente que la moyenne, alors je ressens certaines choses de manière beaucoup plus forte et plus nette que les autres. »

« Tu te censures beaucoup, dans ton journal. Par exemple, tu aurais pu dire que ***** est ****** parfois, ou que **** raconte souvent ** ******* ********, ou bien encore que tu n'aimais pas la façon dont ****** a ******* au ****** de *******. Et tu n'as jamais écrit non plus que ***** pouvait ***** les ****** et donc te ********* ****. » — Moi, me censurer ? Jamais !

« Si je reprenais un blog, je ne pourrais pas m'empêcher de dire ce que je pense, de parler des gens qui me déçoivent ou m'énervent... C'est peut-être pour ça que je n'écris plus. » — Ça me rappelle les débuts de mon Hamilton's Diary, où j'écrivais platement tout ce qui me passait par la tête, jusqu'aux histoires les plus indiscrètes (comme les frasques de Walter qui ne pensait qu'à ******* son ****** ***), sans retenir la moindre information d'ordre privé. Oui, aujourd'hui, je me censure quand je parle des autres. Pour recueillir toutes mes pensées, il faudrait que mon journal ne soit pas public du tout.

« De toute façon, ce blog redevenu journalier est un objet transitoire. Après un an ou deux, je ferai sans doute autre chose !
— Si tu tiens un an, t'es déjà courageux ! »

« Il y a des sujets que tu traites mieux que d'autres dans ton journal. Quand tu écris sur moi, tu passes complètement sous silence certains événements importants. Par contre, ça t'arrive de mentionner quelque chose de beaucoup plus anecdotique. Il y a aussi des sujets que tu considères pouvoir aborder et d'autres non. Par exemple, mes histoires de sites de rencontres, tu considères que tu peux en parler. Mais tu n'en parles pas bien. C'est sans doute parce que tu ne comprends pas.
— Et donc, pourquoi es-tu sur un site de rencontres ?
— Pour rencontrer de nouvelles personnes. Pour être une femme. »

Brand

Brand, acte I

Ce matin, je reçois par la poste trois des cinq ouvrages que j'avais commandés : Brand (1866) et Peer Gynt (1867) de Henrik Ibsen1, ainsi que la biographie de Paul Dirac signée Graham Farmelo2. J'ai l'occasion de lire presque d'une traite le premier acte de Brand, malgré les diverses sollicitations familiales et l'incessant babillage de Bob l'éponge sur Nickelodeon.

La scène se déroule en Norvège. Brand, simple vicaire tout de noir vêtu, marche vers l'ouest, le long d'un glacier, en compagnie d'un paysan et de son fils. Il veut rejoindre son village natal. Le haut-plateau (le fjeld) est recouvert de neige et le brouillard est tellement épais que le soleil peine à percer. La personnalité de Brand est révélée dès les premières lignes. Il s'agit de quelqu'un qui ne renonce jamais (et ce « jamais » prend ici tout son sens) : il doit avancer, coûte que coûte, il a « l'ordre d'un grand maître », Dieu lui-même ! Brouillard, crevasses, torrents : rien ne l'arrêtera. Il ne peut renoncer, et si quelque chose ou quelqu'un l'empêche d'accomplir son destin — il se rend à « l'enterrement du dieu des esclaves sur la glèbe », qui agonise depuis mille ans ! —, s'il doit mourir dans l'aventure, alors c'est qu'il devait en être ainsi.

Durant sa marche vers le village, Brand fait trois rencontres, trois « trolls » qui symbolisent ce contre quoi il devra apparemment lutter tout au long du récit : l'esprit veule, l'esprit insouciant et l'esprit sauvage.

L'esprit veule : le paysan et son fils qui accompagnent Brand au début du récit symbolisent le renoncement. Ils finiront effectivement par faire demi-tour, par abandonner la marche pour regagner leur foyer, leur petit confort, laissant Brand continuer seul vers l'ouest. Père et fils rebrousseront chemin au nom de la... mesure, cette horrible mesure ! « Je serai bien au chaud ce soir », tels seront les derniers mots du paysan. Mais avant même de rebrousser chemin, autrement dit avant même de signifier leur renoncement par un acte, le père comme le fils feront savoir à demi-mot qu'ils ne veulent de toute façon pas continuer en compagnie de Brand : « Non, c'est un fou, un enragé ! », « Père, allons-nous-en ! Tout présage du pire mauvais temps et de la pluie ! ». Pourtant, la fille du paysan, habitant près du fjord, est proche de la mort ; elle va décéder d'un instant à l'autre et, pour son salut, elle a besoin de la présence de son père. Ce dernier donnerait sans problème sa fortune, son bétail et sa maison pour la sauver, mais pas sa vie. « Rentre chez toi », lui dit Brand, « ta vie mène à la mort. / Tu ignores Dieu et Dieu t'ignore. »

L'esprit insouciant : Brand continue seul son chemin vers l'ouest, malgré les propos alarmants du paysan et de son fils. Peu après le désistement de ces deux-là, le brouillard se lève enfin et « un clair matin d'été brille sur le fjeld » (tout un symbole). Brand rencontre alors Agnès et Einar, deux amoureux qui se sont promis cent ans de bonheur, rien de moins ! Chez eux, tout est joie, allégresse, danse et réjouissance. Ils viennent de quitter des amis qui ont fait la fête avec eux sans discontinuer. Ils croient sincèrement avoir la possibilité de bannir entièrement le malheur de leur vie. Brand leur crie : « Arrêtez ! Il y a un gouffre derrière vous ! » — Ha, cette ligne est à la fois simple et magnifique ! Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'en expliquer le double sens assez flagrant.

L'esprit sauvage : il s'agit de Gerd, adolescente extravagante et bizarre qui vit en marge du bourg, dans les hauteurs du fjeld. Elle chasse à coup de pierres un vautour qu'elle est la seule à voir. Elle a sa propre église : pas celle, vilaine et trop petite, qui se trouve en contrebas, mais une grande église naturelle, une église de glace qu'elle tient pour véritable lieu de culte et où elle peut se réfugier : « Là-haut, l'avalanche dit l'office ; / le vent prêche sur le glacier, / tu en brûles et frissonnes à la fois ; / Et jamais le vautour n'y pénètre ; / [...] » — Il est possible d'avoir de la sympathie pour cette Gerd. D'ailleurs, Brand lui-même semble lui trouver un certain charme, tout en marquant sa désapprobation : cet esprit sauvage « ferait presque paraître beau son mal ». (Le personnage de Gerd est plus difficile à cerner : pourquoi Brand considère-t-il son comportement comme un égarement ? Est-ce l'absence de culture, de discipline ? Il faudra que j'y revienne.)

Post-Noël

« Deux cavas ? Ha, on voit bien que c'est Noël ! », me lance un des serveurs de la Maison du Peuple. Léandra et moi buvons un apéritif avant de nous rendre à la soirée d'après-Noël organisée par Andrew et Léah chez eux à Ixelles (ils habitent désormais tous les deux dans le même appartement, celui d'Andrew).

Le père de Léandra désapprouve beaucoup de choses dans la vie de sa fille : il trouve que ses amis sont trop intellectuels, qu'elle a deux bras gauches (qu'elle s'y prend mal lorsqu'elle monte un meuble avec sa maman), qu'elle ne tient pas parole (« Tu avais dit que tu ferais un gâteau pour la soirée chez Andrew. Et maintenant tu as décidé de simplement l'acheter ? »), etc. « Il se permet ce genre de jugements avec certaines personnes seulement, notamment avec un vieil ami qui aime bien l'alcool sans être vraiment alcoolique, un peu comme toi en fait ! Chaque fois qu'il le voit, il revient avec cette histoire d'alcool. À un moment, ça ne sert plus à rien ! Faut passer à autre chose... Si seulement il était parfait, mais c'est loin d'être le cas ! » J'apprends par ailleurs qu'il se comporte un peu comme ma mère. En tout cas, lui non plus ne dort plus jamais dans son lit, mais dans un fauteuil de salon. Paraît que c'est un signe de dépression nerveuse...

Lors du souper chez Andrew, je revois Simon, une vieille connaissance universitaire. Il se souvient à peine de moi, mais moi, je me rappelle de lui : à l'époque, il apprenait la guitare et passait certains de ses temps de midi au Cercle d'histoire. Il avait lu un de mes articles dans La Colonne (le journal des historiens) consacré à Godspeed You! Black Emperor et m'avait demandé si j'étais musicien. Aujourd'hui, il est auteur-compositeur-interprète et est de retour en Belgique après un long séjour à Montréal. Il a ramené avec lui son épouse, une conservatrice de musée qu'il a rencontrée là-bas. Une femme intelligente, qui semble s'intéresser à beaucoup de choses.

Chacun a apporté un petit cadeau qui est distribué par tirage au sort en milieu de soirée. Andrew reçoit celui de Léandra : un livre de poche intitulé Osez 20 histoires de sexe aux sports d'hiver. À la demande générale, il se met à lire le début d'une des nouvelles, « Apocalypse fondue », racontant l'histoire d'une femme, Claire, ayant une soif insatiable pour la fondue savoyarde (comprendre : le sperme). Depuis qu'un certain Louis l'a quittée, elle se languit. Avec l'aide d'une vieille dame, elle se met à la recherche d'un certain... Kurtz (un nom qui rappelle le colonel à moitié fou d'Apocalypse Now, d'où le nom de la nouvelle, évidemment). Ce dernier est une véritable légende vivante, une sorte de Néandertalien à la prostate énorme qui n'aurait été repéré ni par la NASA, ni par Google Earth (je n'invente rien, c'est dans la nouvelle). L'histoire n'ayant pas été lue jusqu'au bout, je ne connais pas le destin de Claire : a-t-elle été ensevelie sous une avalanche de... fondue ?

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1 Henrik Ibsen, Brand. Un poème dramatique, traduit du norvégien par Eloi Recoing, Arles, Actes Sud, 2005 ; Peer Gynt, traduction et édition de Régis Boyer, Paris, Flammarion, 1994. Ce qui m'a amené à Ibsen n'est rien d'autre qu'une note de bas de page d'un livre de Jacques Bouveresse tournant autour de la devise radicale de Brand : « tout ou rien ». Comme souvent, une lecture en amène une autre. (Voir ici.)
2 Graham Farmelo, The Strangest Man: The Hidden Life of Paul Dirac, Quantum Genius, London, Faber & Faber, 2009. C'est La partie et le tout de Werner Heisenberg qui m'a amené à Dirac (voir ici).

Rebobinage

Cet après-midi, Gaëlle regarde Le Lion, la Sorcière blanche et l'Armoire magique (2005), premier épisode de l'adaptation cinématographique du Monde de Narnia de C. S. Lewis. Un gâchis de pellicule : l'histoire, sorte de patchwork de tout ce que l'on peut trouver dans un univers de fantasy, est invraisemblable ; le jeu d'acteur, d'une très grande platitude. Comment ces quatre enfants/adolescents mous peuvent-ils devenir les élus de tout un royaume ? Ça n'a strictement aucun sens. La palme d'or revient aux deux garçons qui possèdent la volonté d'une moule d'élevage, le charisme de Jerry Lundegaard et qui n'arrivent même pas à tenir convenablement une épée. Une seule envie : que Jadis la Sorcière blanche, seul personnage plus ou moins crédible (mais aussi complètement psychopathe), gèle les quatre mioches et maintienne ce monde magique dans un hiver sans fin. Évidemment, ça ne se déroule pas de cette façon : ça finit bien. — Je rêve d'un Narnia où, contre toute attente, le mal triomphe, définitivement. Je rêve d'un Narnia tragique. L'univers du cinéma pour enfants manque cruellement de tragédie, de points de non-retour, de choix pleinement assumés, jusqu'au bout. Je rêve d'une fin triste et malsaine : le plan final du film serait constitué d'un lent travelling montrant les cachots où sont enfermés les présomptueux enfants, mourant à petit feu, de malnutrition, de maladie et de manque de soins. Quant à Aslan, le lion christique doué de parole, il serait bel et bien mort au cours du sacrifice auquel il a consenti, et non ridiculement ressuscité pour de fausses raisons (« Lorsqu'un innocent consentant est tué à la place d'un traître, la table de pierre se brise et la mort elle-même fait demi-tour »). — Mais je rêve, évidemment, car Narnia est un mauvais conte de fées chrétien où tout, y compris la mort, peut être racheté et « rebobiné », sans plus d'explications.

Ma mère se plaint parce qu'elle n'a pas « arrêté de courir aujourd'hui » pour faire un repas de Noël avec velouté, entrée, plat et dessert. « Pourquoi es-tu si énervée ? », demande Gaëlle. Je lui pose la même question un peu plus tard. « Je n'étais pas énervée, mais maintenant, je le suis ! », répond ma maman. Mais pourquoi diantre prépare-t-elle un tel repas si c'est pour être à ce point à cran ? Je me serais sans problème contenté d'une tartine, Gaëlle aussi. Ce que l'on mange à tel ou tel moment n'a pas énormément d'importance, et si c'est pour créer une ambiance délétère, à quoi bon ?

Le soir, Gaëlle regarde Harry Potter et le Prisonnier d'Azkaban (2004), troisième épisode de la célèbre saga. C'est tout de même d'une autre trempe que Narnia. En tout cas, je ne me dis pas à tout moment : « Bon sang, que c'est neuneu ! » Enfant, j'aurais sans doute adoré. — Il y a de très bonnes idées dans cette histoire, et notamment cette partie où Harry et Hermione voyagent dans le passé, existant en double exemplaire jusqu'au moment où la première version d'eux-mêmes disparaît de la ligne du temps principale pour revenir dans le temps, bouclant la boucle. On peut ainsi observer le même événement deux fois, de deux points de vue différents, le premier étant celui de la paire Harry/Hermione no 1, le second celui de la paire no 2. Certains événements vécus par la première paire (le cri de loup dans la nuit, l'inconnu lançant un puissant sort depuis l'autre rive...) sont expliqués a posteriori, grâce au deuxième point de vue. L'ensemble se tient, sans paradoxe. C'est évidemment moins compliqué et moins subtil que Primer de Shane Carruth, mais c'est tout de même très bien construit.

Hamilton le Destructeur

Monsieur « Sirop de bouleau » est assis en face de moi ce soir. Il ne me reconnaît pas. Bien sûr, je n'ai pas cette chance : je me souviens parfaitement de lui. Comment oublier ce rire qui s'entend aux quatre coins de la maison et qui éclate après chacune de ses très nombreuses plaisanteries ? (Oui, c'est le genre de gars qui lâche quelque chose de « comique » et qui en rit directement après.) Comment oublier son discours sur les vertus de l'homéopathie, de la sève et de la médecine traditionnelle médiévale ? « Il a une hémorragie cérébrale ! Vite, vite, appelons le barbier ! », lui avais-je sorti, railleur, il y a dix ans (il ne semble pas s'en souvenir aujourd'hui, heureusement pour moi peut-être). — Parfois, il ne rigole plus, par exemple quand il parle à ses enfants : « Tu finis ta soupe, crénom ! », dit-il l'air sévère à son fils qui a eu la mauvaise idée de laisser un (et un seul) morceau de céleri dans son assiette creuse. Plus tard, avec son beau-frère, il parle d'astrologie : paraît que la pratique n'a plus beaucoup de sens aujourd'hui, parce que « les étoiles ont bougé depuis deux mille ans ». Et puis, prend-on encore seulement en compte les planètes dans le calcul, ou bien le descendant ? Qui a encore entendu parler de « Vénus dans le cou de la Vierge » ? Personne, ah là là ! L'astrologie n'est plus que l'ombre de ce qu'elle était jadis. — On pourrait croire que je le déteste, mais non : la soirée est somme toute globalement agréable en sa compagnie.

Pour passer le temps, j'essaie de voir comment sont construites les boules de décoration en osier : sont-elles composées de plusieurs parts ? Oui, quatre : il y a deux petits cercles qui s'entrecroisent au centre de l'objet et deux branches enroulées autour de ces deux cercles, l'une beaucoup plus courte que l'autre. Une fois l'objet décomposé et compris, je suis incapable de le reconstruire. « Oh, tu l'as cassé ? », me lance ma maman, choquée, « Mais ce sont des décorations qui sont réutilisées chaque année ! » Je ne le savais pas, je pensais que ça se jetait : « J'ai démonté une décoration, oui, mais maintenant je sais comment elles sont fabriquées ! » Ce que je veux dire, c'est que l'objet a perdu sa structure, mais que, dans le même temps, j'ai gagné en information : ce n'est donc pas vraiment une destruction, seulement une transformation du concret (objet) vers l'abstrait (une information sur la façon dont il a été conçu). J'essaye d'expliquer la chose à ma maman : « C'était une analyse. Une analyse peut être destructrice. » Mais elle ne m'écoute qu'à moitié. Et puis, ça ne l'intéresse pas : pour elle, comme toujours, je n'ai simplement pas pu m'empêcher de chipoter à ce qui était devant moi et j'ai fini par le détruire. Elle n'a pas entièrement tort.

« On ne rigole pas de toi, mais avec toi ! », disent-ils au jeune homme (16 ans) pour le rassurer. Il n'empêche que dans les deux histoires racontées, c'est lui, ou à tout le moins son personnage, qui fait rire. « Fridric lui demande d'apporter le massepain qui se trouve dans le frigo. "Tu sais ce que c'est, du massepain ?" Et lui de répondre : "Bah ouais, je sais ce que c'est, du massepain !" Mais il lui rapporte... un bloc de parmesan ! » Seconde histoire : « Il faut cuire des pâtes pour le souper. Fridric lui demande de mettre la casserole d'eau sur neuf. Plus tard, je passe devant la casserole et je demande à Fridric : "C'est normal qu'il y ait un œuf dans l'eau des pâtes ?" En fait, il avait mal compris : il n'avait pas réglé la taque de cuisson sur neuf, mais seulement mis un œuf dans l'eau ! » — « Bon, sinon, c'est un très bon élève. Seulement, il n'a strictement aucun sens pratique ! » (Peut-être est-ce lié ?)

Manivelle

On lui pose une question simple (« Où se trouve l'interrupteur du hall du premier étage ? ») ; elle nous regarde avec ses gros yeux vides et ne dit rien. Va-t-elle répondre ? Pourquoi ne répond-elle pas ? Si elle reste muette, la bouche légèrement entrouverte, c'est parce qu'elle digère ce qu'elle vient d'entendre. Ce n'est pas nouveau : il lui faut toujours un certain temps pour assimiler et analyser l'information. Lorsqu'elle parle enfin après quelques longues secondes, c'est pour nous montrer qu'elle n'avait pas compris la question. Ha, misère !

« Tiens, Charlotte, tu as vu cette histoire de manivelle fournie par la NASA à la Station spatiale internationale ? Le plan de l'objet a été envoyé par courrier électronique et ils ont pu le reproduire à l'aide d'une imprimante 3D installée à l'intérieur de la station.
— Si ça tombe, le message a pu être capté par une intelligence extraterrestre et ça leur a permis de faire un bond technologique gigantesque ! »
(Mais ça ne tient pas la route, car si d'hypothétiques extraterrestres étaient capables de capter et de décrypter ce genre de messages, ils seraient sans aucun doute également capables de construire des manivelles.)

J'imagine un futur où des systèmes technologiques complets pourront être assemblés loin de la Terre, par exemple sur l'orbite de Jupiter, grâce à des plans envoyés à une « imprimante 3D » géante, dont la complexité sera évidemment sans commune mesure avec les frustes imprimantes actuelles. Ce ne sera plus à proprement parler une imprimante, mais un « réplicateur », ou quelque chose de ce genre. Celui-ci pourra créer un monde à distance et le faire fonctionner de manière autonome : stations orbitales, vaisseaux spatiaux, installations de surface, robots s'occupant de tout, y compris de réparer le réplicateur lui-même. Ce système pourra dès lors fonctionner de façon indépendante, autarcique, sans l'aide de l'espèce humaine. À cette époque, peut-être notre forme de vie sera-t-elle d'ailleurs devenue... obsolète ? (Cette idée que nous ne sommes qu'un pont vers quelque chose de plus grand, et que ce quelque chose pourrait ne pas être biologique.)

À La Louvière-Sud, j'apprends que le trafic ferroviaire entre Binche et Bruxelles est interrompu. Fred vient me chercher en voiture. — Le boulot ? « Ça va, mais ce que je fais est voué à disparaître à plus ou moins brève échéance. Archiver des vieux papiers qui ne seront jamais numérisés n'a pas de sens à long terme. Je suis devenu obsolète, mais presque personne ne s'en rend compte, car les anciennes structures persistent malgré tout. » — Léandra nous attend dehors, près de la porte d'entrée : elle est arrivée alors que Fred était parti me chercher en voiture. En plus d'être obsolète, je suis un boulet non motorisé (la chose sera confirmée lorsque, trois heures plus tard, les parents de Léandra me reconduiront jusqu'à la gare).

Parlant de mon blog : « Oui, je suis un peu en retard en ce moment. » Léandra trouve que cela n'a pas de sens : je ne suis pas en retard ; je n'écris pas, c'est tout. Elle a raison, mais si je n'écris pas tous les jours, si je laisse couler, je n'ai plus cette alarme qui retentit dans un coin de mon esprit et qui me hurle : « Il faut écrire ! » — Alors, ma volonté s'étiole et je ne rédige plus que quelques articles par mois : des textes trop fignolés, trop sophistiqués, qui n'ont plus rien d'authentique. Sans discipline, je suis un bon à rien. Fred comprend. C'est un peu comme pour la course à pied : il faut se forcer, parfois, même si ça ne donne rien de bon. Cycle bas, cycle haut : si je me contrains, le cycle haut (durant lequel écrire est un plaisir et non une contrainte) finira par revenir.

Le vent dans les combles

Cinq heures 20 est peut-être une bonne heure pour aller se coucher, mais ce n'est certainement pas une bonne heure pour se lever. Quand j'entre dans le salon, ma mère est toujours en train de dormir dans son fauteuil (elle ne dort apparemment plus jamais dans sa chambre). J'ai vingt minutes pour faire passer le café et pour me préparer. C'est le cadeau de Noël de la SNCB : un tout nouveau plan de transport qui m'oblige à partir plus tôt de chez moi et à revenir plus tard du travail. Désormais, les trains font des arrêts plus fréquents et roulent moins vite. Dans de nombreuses gares, des « tampons » ont été mis en place : si le train est en retard, le tampon l'absorbe ; si le train est à l'heure, il s'arrête quelques minutes. Certains horaires ont complètement changé ; certaines correspondances aussi : j'attends moins en gare, mais en cas de retard de mon premier train (malgré les tampons), je rate le second à coup sûr. — Est-ce une expérience néolibérale ? Nous habitue-t-on à la médiocrité du transport public pour nous présenter dans quelques années sa privatisation complète comme la seule alternative viable ?

« Deux jours avant de me quitter, elle m'a offert l'intégrale de la première saison de Derrick. Je me suis toujours demandé s'il y avait une symbolique cachée. Elle m'aurait offert l'intégrale de Tatort, j'aurais tout de suite compris. Tatort, "T'as tort !", ha-ha !
— Mais aimais-tu vraiment Derrick ? C'est toute la question.
— Eh bien... C'est compliqué. Ce n'est pas que j'aimais, mais je regardais quand même. C'est difficile à expliquer : je pense que j'ai poussé la plaisanterie sur Derrick tellement loin que j'ai fini par en être la victime et à regarder vraiment. »
Cette série était tellement mauvaise, tellement plate, tellement lente. Elle refusait toute forme de mise en scène dynamique ; elle montrait la réalité ouest-allemande des années septante dans tout ce qu'elle pouvait avoir de morne, avec ses vieux téléphones ridicules qui n'arrêtent pas de sonner et ses bâtiments gris sans âme. Ça ne pouvait pas être fortuit, il devait forcément y avoir quelque chose de caché. Peut-être même toute cette série n'était-elle qu'une énorme blague, ou bien alors un acte artistique très fort, hyperréaliste ? J'y ai cru, oh oui, j'y ai cru !
« Et elle savait que c'était de l'humour poussé très loin ?
— Oh, oui, oui, elle me connaissait bien. C'était Maïté, quand même, elle avait l'habitude. J'ai aussi eu ma grande période "Dragon Ball Z" à vingt-trois ans, qui est arrivée un peu de la même manière : j'ai regardé et je me suis pris au jeu.
— Alors, il n'y a sans doute pas de symbolique cachée. Elle voulait seulement continuer la blague en t'offrant ce coffret ! »
(Mais oui, justement ! Et donc on en revient au début de la discussion...)

« Je lave rarement mon mug au bureau. J'aime bien remettre du café sur le vieux fond noir et sec de la veille. Je tiens ça d'un collègue à mon ancien boulot. Lui, il ne lavait jamais sa tasse. Cela devait bien faire vingt ans qu'il ne l'avait plus lavée ! Il disait que ça donnait un autre goût au café. » C'est vrai que j'exagère un peu avec cette histoire, mais pourquoi donc ma mère entre-t-elle dans une telle colère ? « C'est un gros dégoûtant, c'est tout ! » Quand bien même il n'aurait pas lavé sa tasse depuis vingt ans, en quoi est-ce son problème, à elle ? — Réponse (pour ce que j'en devine) : ce qui l'énerve, c'est que je trouve ce comportement intéressant, que je donne l'impression de le cautionner, alors qu'elle le trouve vraiment complètement stupide. (Mais c'est pourtant vrai que le café a une autre saveur quand il est servi dans une tasse que l'on ne lave pas tous les jours.)

Gaëlle entend des bruits inquiétants dans la chambre au-dessus de la sienne et n'arrive pas à s'endormir. Il s'agit simplement du chauffe-eau qui se met en marche et d'un vent puissant qui s'engouffre dans les combles. Je lui dis quelque chose comme : « Sois tranquille, reste tranquille, mon enfant : c'est le vent qui murmure dans le vieux toit. » Je lui explique que lorsque j'avais son âge, une chouette avait pris l'habitude de marcher dans le grenier au-dessus de ma chambre et que ses bruits de pas me faisaient peur, car ils ressemblaient à ceux d'un être humain. Il faut que je me retienne pour ne pas lui raconter la suite : « En fait, j'ai compris bien plus tard qu'il ne s'agissait pas d'une chouette. C'est ce que mes parents m'ont fait croire pour ne pas que j'aie peur la nuit. Eux savaient qu'il y avait autre chose, là-bas, dans le grenier ; qu'il y avait vraiment un être inconnu qui marchait toutes les nuits au-dessus de ma chambre. Du jour au lendemain, le bruit s'est arrêté et n'est plus jamais revenu... jusqu'à aujourd'hui ? » — J'ai envie de dormir cette nuit, je garde donc cette histoire pour moi.