"Regardez-moi ça, quel morceau !"

Durant toute la journée, les portes de mon boulot sont restées closes, en solidarité avec les nombreux ouvriers d'ArcelorMittal qui risquent de perdre leur travail en même temps que la fermeture de la phase à chaud de ce qui reste de la vieille aciérie liégeoise... Mes collègues sont tous à la manifestation qui a lieu dans le centre de Liège. Étant donné la distance qui sépare mon domicile de mon boulot (environ 100 km), ma présence n'est pas requise et je reste chez moi, à condition d'abattre un peu de travail pendant que les autres manifestent (c'est assez paradoxal comme situation). Donc, pendant que mes collègues se prennent dans la figure un orage (!) et une forte grêle, je "télétravaille" bien au chaud dans mon appartement bruxellois.

Le soir, je ne pensais pas spécialement sortir de chez moi (les soirées en tête à tête avec mon ordinateur à la Maison du Peuple m'exaspèrent lorsque l'expérience est répétée un trop grand nombre de fois), mais vers 19h, je reçois un coup de fil d'Emily, qui me propose d'aller manger quelque part avec Walter. J'accepte. Léandra et Andrew, quant à eux, sont à leur cours d'improvisation du mercredi, durant lequel (je l'apprendrai plus tard) Léandra doit jouer une naine du Moyen Âge (il paraît qu'elle a un potentiel comique pour certains rôles – ça ne m'étonne pas !).

J'arrive au Parvis de Saint-Gilles pile en même temps qu'Emily et Walter. Pour changer, nous décidons d'aller manger à La Braise (pas oublier le "R", s'il vous plaît), un restaurant de grillades. Ce resto est caractéristique pour au moins trois raisons : premièrement (et c'est le principal), c'est sans doute un des meilleurs restaurants de viande de Bruxelles en termes de rapport qualité/prix (une délicieuse côte à l'os d'environ 1400 grammes, pour deux personnes, pour moins de 40 euros) ; deuxièmement, c'est petit, intimiste et l'ambiance est très conviviale ; troisièmement, le patron (celui qui cuit les viandes avec beaucoup d'amour sur son grill) est assez particulier.

Ledit patron tutoie tout le monde directement. Il nous présente sa viande fièrement. À Walter et à moi, qui avons pris la côte à l'os susmentionnée, il nous crie : "Regardez-moi ça, quel morceau !". En effet, c'est impressionnant. Lorsqu'il nous sert, il me lance : "T'inquiète, mon gars ! Tu l'auras ta sauce au poivre, mais seulement après avoir goutté la viande sans rien dessus !". Je sais, je sais... Le patron aime boire et manger : c'est un bon vivant et ça se voit tout de suite. Il a également une autre spécialité : l'Irish coffee, qu'il sert dans un long récipient du genre verre à Picon, et il n'est pas chiche sur le whisky !

Au début de la soirée, alors que nous sommes encore seuls dans le restaurant, un monsieur entre avec un bouquet de roses et essaie de nous en vendre une coûte que coûte. Nous déclinons. Il insiste lourdement. Nous déclinons lourdement. Il reste planté devant nous. Après une minute de refus de notre part, il dépose une fleur sur la table et nous dit : "Gratuit !" et s'en va. Emily et Walter sont convaincus qu'il reviendra plus tard pour nous forcer à acheter sa rose. Personnellement, je ne suis convaincu de rien du tout. Sur le moment, je me dis même qu'il a peut-être voulu nous "apprendre" le don, tout simplement. Et force est de constater que ce monsieur n'est jamais revenu nous ennuyer par la suite.

Walter lance le début de la discussion : il est tout content de dire qu'il a passé un entretien qui s'est bien déroulé, pour être contrôleur de gestion chez Acted, l'ONG qui fait dans la coopération au développement. Par la suite, il est question de médicaments placebo et de tests cliniques statistiques. Emily et Walter ne sont pas d'accord sur une sombre histoire d'influence du psychologique et du moral sur la guérison des malades. Je n'ai pas vraiment d'avis sur le sujet.

Il est également question de Retour vers le futur (oui, encore !) et de paradoxe temporel. J'en profite pour placer dans la discussion deux histoires de science-fiction "marrante" sur le thème du voyage dans le temps. En premier lieu, Le Voyageur imprudent de Barjavel : un voyageur temporel, assistant au siège de Toulon, veut assassiner un jeune capitaine du nom de Napoléon Bonaparte mais tue par mégarde un de ses ancêtres. Or, en résumé, s'il a tué son ancêtre (avant que ce dernier n'ait des enfants), il ne peut pas lui-même exister ; s'il n'existe pas, il ne peut pas avoir tué son ancêtre ; s'il n'a pas tué son ancêtre, il existe... C'est embêtant, hein ? En second lieu, L'Homme éclaté de David Gerrold : l'histoire dingue d'un jeune homme qui se rend dans le futur pour se rencontrer lui-même. L'auteur explore toutes les possibilités (par exemple, le voyageur ira jusqu'à se faire l'amour et à entamer une relation amoureuse avec lui-même). 

Toujours dans le domaine de la science-fiction, Walter me parle du film Blade Runner, que je lui avais conseillé dernièrement. Il n'a pas aimé et s'est vraiment forcé pour le regarder jusqu'au bout : "C'est trop long !", me dit-il. Il demande d'autres propositions de films à regarder. Je lui conseille Fargo des frères Cohen, en pensant à la belle brochette de cinglés qui peuplent ce film d'un bout à l'autre : "Celui-là", lui dis-je, "tu l'adoreras, c'est certain !".

Emily est très fatiguée. Elle a eu trois très longues journées de taf. Après avoir un peu traîné au restaurant, nous laissons la rose sur la table, sortons et prenons le chemin de la voiture. Emily me reconduit chez moi, comme d'habitude. Je suis à peine dans le véhicule que je reçois un sms. Je lance : "Ha zut ! C'est Léandra ! Elle me demande si je suis à la Maison du Peuple ou non !". Conclusion : Emily fait le tour du paté de maisons et me redépose devant la Maison du Peuple, où j'attends Léandra pour un dernier verre (il est 23h environ). On discute de ses cours d'impro, de Claire, de la relation de Léandra avec Jonas (évidemment), de notre futur week-end, puis nous retournons chez nous.

Devant la bouche de prémétro, un gars très enthousiaste nous demande de l'argent. Je lui donne ce qu'il me reste de monnaie et il commence à nous parler, plein d'entrain : "Maintenant que nous avons un gouvernement, nous allons pouvoir enfin de nouveau boire, fumer, toucher le chômage !" Je lui dis : "Oh, vous savez, pas besoin de gouvernement pour ce genre de chose !" Par après, il veut absolument que Léandra et moi nous prenions par le coude. Je sais qu'il y a de nouveau un gouvernement en Belgique mais ce n'est pas une raison pour que je marche avec Léandra comme si je sortais avec elle, faut pas déconner, hein, non mais ! Léandra retourne chez elle et je reprends le souterrain qui mène au tram, où un second type me demande de l'argent.

– Désolé, je viens de donner tout ce qui me restait à l'autre monsieur, là... Je n'ai plus que des chèques repas...
– Et un chèque-repas, ce serait peut-être abuser de vous en demander un ?
– Bah, ma foi, en fait... Euh... Non, ce n'est pas vraiment abuser...

Pour une fois qu'un chèque repas sert à autre chose qu'à commander un Orval...

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