La petite forteresse dans la prairie

Arthur contre les fantômes. — Dans le Monde comme volonté et représentation (3e édition, 1859), § 19, Schopenhauer évoque la question de la réalité du monde extérieur. Nier cette réalité, écrit-il, « est le sens de l'égoïsme théorique qui (...) considère qu'est un fantôme tout phénomène excepté son propre individu ». Un peu plus loin, il ajoute : « En tant que conviction sérieuse (...), on n'a jamais pu le rencontrer que dans une maison de fous et, en tant que telle, ce n'est pas tant d'une preuve dont on aura besoin pour le réfuter que d'une cure ». Il refuse par conséquent de rentrer dans l'aventure stérile qui consisterait à douter de tout, y compris de la matérialité même du monde, et compare cet extrême scepticisme à une forteresse : « une petite forteresse frontalière, il est vrai à jamais imprenable, mais sa garnison ne pouvant absolument jamais sortir, nous pourrons la contourner et, sans risque, la laisser derrière nous ». — Y a pas à dire : ce type est vraiment le champion toutes catégories des analogies percutantes !

Ludwig et l'indicible. — Enrôlé volontaire dans l'armée austro-hongroise durant la Première Guerre mondiale, Wittgenstein consignait dans des carnets une série de questionnements philosophiques ainsi que des commentaires d'ordre plus personnel. Les notes survivantes ont été éditées en version française au sein de deux volumes de taille inégale. Le plus gros, intitulé Carnets 1914-1916, reprend des réflexions sur la logique, le langage, le mystique, etc., rédigées au jour le jour et « en clair ». Le plus petit, qui porte le titre de Carnets secrets 1914-1916, comporte quant à lui des réflexions plus intimes, écrites dans un langage codé très simple (inversion des lettres de l'alphabet). Cette division en deux livres est artificielle, dans la mesure où notes en clair et remarques codées se côtoient dans les carnets d'origine.

Une bonne partie des Carnets est consacrée à la logique et constitue une longue série de réflexions encore balbutiantes qui mèneront, à terme, à la forme volontairement catégorique et péremptoire du Tractatus logico-philosophicus (1921). Mais l'un des intérêts de ces notes se trouve peut-être autre part, à savoir dans toutes les questions que L.W y développe et abandonnera par la suite, considérant qu'il est totalement vain de se cogner la tête contre les murs de notre langage. 
[29 mai 1915] « Mais le langage est-il l'unique langage ?
Pourquoi n'y aurait-il pas un mode d'expression me permettant de parler du langage, de telle sorte que celui-ci m'apparaisse comme coordonné à quelque chose d'autre ? »
(On trouve un actuel et très lointain écho à cette question dans le monde des métadonnées.)
[1er juin 1915] « Voici le grand problème autour duquel tourne tout ce que j'écris : y a-t-il a priori un ordre dans le monde, et si oui, en quoi consiste-t-il ?
Tu regardes à travers le brouillard et tu es ainsi capable de te persuader que le but est déjà tout près. Mais voici que le brouillard se dissipe, et le but n'est toujours pas en vue ! »

[11 juin 1916] « Je ne puis plier les événements du monde à ma volonté, mais je suis au contraire totalement impuissant.
Je ne puis me rendre indépendant du monde — et donc en un certain sens le dominer — qu'en renonçant à influer sur les événements. »
[8 juillet 1916] « Je suis heureux ou malheureux, c'est tout. On peut dire : il n'y a ni bien ni mal.
Qui est heureux ne doit avoir aucune crainte. Pas même de la mort.
Seul celui qui ne vit pas dans le temps mais dans le présent est heureux.
Pour la vie dans le présent il n'est pas de mort.
La mort n'est pas un événement de la vie. Elle n'est pas un fait du monde. »

[20 octobre 1916] « Le miracle, esthétiquement parlant, c'est qu'il y ait un monde. Que ce qui est soit. »
Ludwig, Dieu et la sensualité. — Dans les Carnets secrets, on trouve tout autre chose ! Ces derniers sont traversés par d'incessantes prières à Dieu, censées l'aider à supporter la suite d'événements qui le tourmentaient (L.W. est particulièrement marqué à l'époque par la lecture de l'Abrégé de l'Évangile de Tolstoï). Il ne cesse par ailleurs de se plaindre des mauvaises relations qu'il entretient avec les autres soldats, à l'instar d'un écolier brimé par le reste de sa classe : « L'équipage est une bande de chiens ! » [15 août 1914], « (...) je suis désormais, de fait, aussi perdu et abandonné que jadis à l'école, à Linz » [25 août 1914], « La majorité des camarades continue de me tourmenter » [6 septembre 1914], « J'éprouve la nostalgie d'un homme décent, car je suis ici cerné par l'indécence » [7 novembre 1914]. Dans un tout autre registre, L.W. mentionne également, assez curieusement, les moments où il se masturbe, qu'il relie très fréquemment à la question de sa propre sensualité. À ce sujet, lire l'article de Terry Cochran intitulé « La souillure de l'esprit » (2009).

[7 octobre 1914] « Je peux mourir dans une heure, je peux mourir dans deux heures, je peux mourir dans un mois ou seulement dans deux ans. Cela, je ne peux le savoir et je ne peux rien faire ni pour ni contre : c'est la vie. Comment faut-il donc que je vive pour ne pas lâcher prise en chacun de ces moments ? Vivre dans le bien et dans le beau jusqu'à ce que la vie s'arrête d'elle-même. »

[17 novembre 1914] « Cet après-midi, j'ai été saisi d'une forte dépression. Comme si j'avais un poids sur la poitrine. Toute tâche devenait un insupportable fardeau. Vers le soir, mon malaise s'est dissipé. Mon âme a légèrement repris courage. Durant le jour, comme cela arrive souvent, esprit vide ; je n'ai retrouvé le calme intérieur que vers le soir. Est-ce pour cette raison que je m'endors si volontiers le soir ? — Oui, la dépression d'aujourd'hui a été terrible ! »

[20 février 1915] « Les pensées lâches, les fluctuations craintives, l'indécision angoissée, les gémissements féminins ne changent rien à la détresse et ne te rendent pas libre ! »
(Curieuse réflexion !)

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