« I repeat myself when under stress »

King Crimson

Depuis quelques semaines, je suis dans une phase « King Crimson ». C'est une obsession : je n'écoute plus que du King Crimson ; je me documente sur King Crimson ; j'étudie en détail chaque album et chaque chanson de King Crimson ; je mange du King Crimson ; je bois du King Crimson ; je travaille en compagnie de King Crimson ; je prends le train avec King Crimson ; je m'endors (difficilement) grâce à King Crimson.

Mon intérêt pour ce groupe ne date pas d'hier : c'est au cours de mes années d'université que j'ai commencé à m'y intéresser. À l'époque, j'étais par exemple heureux d'avoir trouvé, chez Jean-Pierre le disquaire, boulevard Anspach à Bruxelles, un exemplaire en parfait état de leur tout premier vinyle, In the Court of the Crimson King (1969). (Il m'avait coûté un peu plus de la moitié de l'argent que je recevais alors de mes parents chaque semaine pour manger.)

J'ai toujours trouvé que la musique de King Crimson était terriblement intelligente, ou plutôt... intellectuelle ? C'est une musique faite par des intellos pour des intellos. En tout cas, il fallait (et il faut toujours) que je fasse un effort de réflexion pour la comprendre et pour l'apprécier à sa juste valeur. C'est quelque chose de très sophistiqué, avec ses recoins cachés, ses références, ses symboles, ses structures compliquées, ses inventions, ses ruptures réfléchies — l'inverse de la pop ? Chaque album témoigne d'un sens du perfectionnisme et aussi d'une exceptionnelle maîtrise technique, à tel point que même les improvisations semblent contrôlées. En fait, c'est un peu comme s'ils n'arrivaient pas à se relâcher complètement : à l'arrière-plan, la tension et la rigueur sont toujours palpables. C'est sans doute pour cette raison que je les admire tant : parce qu'ils semblent presque viscéralement incapables de faire quelque chose de désinvolte.

La musique de King Crimson contient des références à la schizoïdie. « 21st Century Schizoid Man », voilà le morceau qui leur sert de première carte de visite ! Il n'y a cependant pas que ça : la guitare de Robert Fripp, seul membre permanent du groupe depuis sa fondation, est elle-même souvent schizoïde, aussi tranchante que la lame d'un couteau japonais. La schizoïdie, n'est-ce pas avant tout l'art de trancher (σχίζω, fendre violemment) ? Une personnalité schizoïde coupe les ponts au moins à deux reprises : une première fois avec le monde extérieur et une deuxième fois avec ses propres émotions. Je ne peux m'empêcher de penser à cette double coupure lorsque j'écoute du King Crimson, mais il faut bien préciser qu'il s'agit là d'une interprétation très personnelle : c'est comme ça que je ressens cette musique, mais c'est peut-être tout simplement une... projection ?

Discipline

Ces derniers jours, j'ai écouté en boucle Discipline (1981), l'album aux entrelacs celtiques signant le retour et le renouveau du groupe après sept ans de silence. Sur Discipline, la schizoïdie est poussée dans ses derniers retranchements. Ici, ce n'est pas seulement un morceau précis qui est schizoïde, c'est l'album dans sa globalité. (Encore une fois, c'est une impression qui n'engage que moi.)

« Elephant Talk » reprend le discours de quelqu'un qui n'aime pas les discours. On sait que les schizoïdes sont mal à l'aise avec la fonction phatique du langage, avec une parole qui n'apporte pas d'information nouvelle, qui est seulement prononcée pour permettre le contact social : « Ha, quelle pluie ! », « Oui, quelle pluie ! ». Ici, le sujet est traité avec beaucoup d'humour : le chanteur énumère toute une série de figures de style ou de formes de communication commençant par A (comme « arguments »), puis par B, jusque E (comme « editorials » !). Railleur, il répète de nombreuses fois : « Talk, talk, it's only talk! » Cette chanson a presque un rôle éducatif, elle met en garde : méfiez-vous de ceux qui parlent beaucoup, méfiez-vous du blabla, méfiez vous du langage en général ; ce ne sont que des mots. Encore des mots, les mêmes mots, comme dirait l'autre. (Pour l'anecdote, le chanteur et guitariste Adrian Belew arrive à imiter un barrissement d'éléphant avec sa guitare : c'est plus impressionnant que les baleines de Pink Floyd !)

« Frame by Frame » sonne comme l'histoire de quelqu'un qui essaye de comprendre quelque chose en le décortiquant à l'extrême, image par image (frame by frame), et qui finit par se noyer au cours de cette tentative, perdant toute vision d'ensemble. — C'est ce que je suis en train de faire en ce moment ! Je ne peux m'empêcher... d'analyser, autrement dit de décomposer cet album pour mieux le comprendre. Mais en faisant cela, je rends les choses beaucoup plus fades qu'elles ne le sont en réalité ; j'enlaidis ce que je touche. (Il est trop tard pour renoncer ici, mais il faudrait vraiment que j'arrête d'essayer d'expliquer de la musique, voire d'expliquer tout court : à chaque fois, cela me prend beaucoup de temps, c'est fastidieux et le résultat est très souvent un gâchis artificiel.)

« Matte Kudasai » signifie apparemment en japonais « S'il vous plaît, attendez-moi ». La chanson parle clairement de solitude, de tristesse et de séparation. On dirait une sorte de Lost in Translation inversé : une femme japonaise, quelque part aux États-Unis (une chambre d'hôtel dans une grande ville ?), dort dans un fauteuil, non loin d'une fenêtre, alors que la pluie tombe. Le titre donne du relief à la chanson et augmente le sentiment d'isolation : quelque part, de l'autre côté de l'océan, quelqu'un est en train de l'attendre. (Encore pour l'anecdote, ce sont des mouettes qu'Adrian Belew arrive à imiter avec sa guitare cette fois-ci.)

« Indiscipline » décrit très précisément l'obsession que l'on peut avoir pour un objet que l'on a créé. L'objet en question n'est jamais nommé (c'est seulement « it »), ce qui permet d'y placer un peu ce que l'on veut. Cependant, d'après Belew lui-même, les paroles prennent pour base une lettre que sa femme lui aurait envoyée à propos d'une sculpture. Après l'avoir réalisée, elle doutait de sa consistance, ne savait pas trop quoi en penser. Pour y voir plus clair, elle a donc transporté sa création avec elle pendant un certain temps, « playing little games, like not looking at it for a whole day, and then... looking at it. To see if I still liked it. » Elle s'est alors rendue compte qu'elle continuait de l'aimer. Elle avait créé l'objet parfait, son objet parfait : elle pouvait l'étudier de près (study closely), le démonter (take apart), le décomposer (break down), il gardait sa cohérence. — Les mêmes thèmes reviennent encore et toujours donc : l'analyse, la décomposition, la déconstruction, ainsi que le rapport que les parties gardent (ou pas) avec l'ensemble dont elles sont issues. On notera le côté psychotique de la chanson, à la limite du délire : il y a de la folie dans cette voix, notamment à la moitié du morceau, lorsque le chanteur répète quatre fois (et un quart) « I repeat myself when under stress » !

« Thela Hun Ginjeet » est l'anagramme de « Heat in the jungle ». Cette chanson est liée à une histoire compliquée qu'Adrian Belew raconte sur son blog. Au départ, Belew voulait « mettre en scène » l'interview d'une personne victime d'une attaque à l'arme à feu. King Crimson était alors en train d'enregistrer Discipline dans un studio du côté de Notting Hill Gate, à Londres. Robert Fripp a conseillé à Belew de se promener avec un enregistreur audio dans les alentours du studio, afin de capturer quelques phrases sur le vif et rendre l'interview fictive plus réaliste. Mais alors qu'il était en train de s'enregistrer dans la rue sur les conseils de Fripp, cinq ou six rastafariens l'ont rejoint, intrigués par son enregistreur. Ils étaient assez énervés. Je passe les détails (loufoques) : on les trouvera sur le blog de Belew. Ce dernier s'en est sorti sans dommage, mais est tout de même revenu au studio « tremblant comme une feuille », se mettant à raconter toute l'histoire. Du coup, Robert Fripp a demandé à un ingénieur du son d'enregistrer secrètement le récit... qui se retrouve sur l'album !

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