Paris [9/16] — Musée Picasso

Henri Matisse, Marguerite (1906-1907)

Marguerite (Matisse)

De toutes les œuvres exposées au Musée Picasso, ma préférée n'est pas de Pablo Picasso, mais de Henri Matisse. Elle est conservée au troisième étage du bâtiment, celui dédié à la collection personnelle du peintre. Il s'agit d'un portrait de Marguerite, la fille unique de Matisse, alors âgée d'environ douze ans. À l'automne 1907, les deux artistes s'échangèrent des toiles et Picasso montra apparemment un intérêt particulier pour celle-ci. Gertrude Stein, celle qui a organisé la première rencontre entre les deux hommes, aurait déclaré que Matisse comme Picasso avaient, lors de cet échange, choisi la peinture la moins intéressante de toutes, « chacun l'utilisant par après comme un exemple de la faiblesse de l'autre ». Des fans peu scrupuleux auraient même été jusqu'à lancer la rumeur que Picasso se servait de la peinture de Matisse comme d'un simple objet de moquerie, la prenant pour cible avec des... fléchettes à ventouse ! (Voir cet article.) Aujourd'hui, cette guéguerre Picasso-Matisse, qui s'est déroulée en grande partie malgré eux, n'a plus lieu d'être et les discours mensongers ont été remplacés par une certaine forme d'étonnement : pourquoi, se demande-t-on encore parfois, Picasso a-t-il choisi cette œuvre « mineure », aux traits gras, presque naïfs ? En ce qui me concerne, ce qui m'étonne, c'est justement que l'on soit étonné par ce choix. Personnellement, je trouve ce portrait de Marguerite exceptionnel. J'apprécie l'œuvre de Matisse (beaucoup plus que celle de Picasso, pour tout dire), mais cette toile dépasse la simple « appréciation » : je la trouve parfaite et touchante... Et si elle est si touchante, c'est peut-être justement parce qu'elle est simple, naïve, sans aucune fioriture ni détail superflu. — On pourrait néanmoins se demander si ce tableau est aussi simple qu'il n'y paraît de prime abord ou à tout le moins si cette simplicité ne cache pas autre chose. Une idée assez amusante tirée de cette analyse de Marguerite en cinq vignettes : si on fait subir à la toile une rotation de 180°, on obtient sans trop de difficulté les initiales du peintre en minuscules (un H formé par le col et un M formé par les narines de la fille)1. Autre détail intéressant : bien visible autour du cou de Marguerite, se trouve un ruban noir. Ce ruban n'est pas là par hasard : il dissimule la cicatrice de la trachéotomie qu'elle a dû subir en urgence et qui lui a évité une asphyxie mortelle due à la diphtérie, en 1901. On retrouve ce bout de tissu sur plusieurs de ses portraits de jeunesse (Matisse l'a peinte de nombreuses fois). Après la Première Guerre mondiale, les progrès de la chirurgie esthétique permirent de réparer la vilaine cicatrice, entraînant l'abandon du ruban noir. — Marguerite aurait donc pu mourir à l'âge de six ans, mais non : elle est décédée en 1982, à 87 ans ! En 1923, elle se maria avec l'historien et critique d'art Georges Duthuit. Henri Matisse n'ayant pas spécialement d'atomes crochus avec ledit mari, un fossé se creusa entre le père et sa « fille-modèle » pendant plus de vingt ans. Durant la Seconde Guerre mondiale, Marguerite fut capturée et torturée par la Gestapo pour avoir participé à la Résistance. Elle s'échappa de justesse du train qui la menait dans un camp de concentration. Lorsqu'elle revit son père à la Libération, ce dernier fit d'elle une série de croquis minimalistes la montrant sous d'autres traits que ceux d'une sérieuse petite fille ou d'une jeune dame chic de l'entre-deux-guerres.

Une exposition fut consacrée à Marguerite Matisse durant l'hiver 2013-2014 au Baltimore Museum of Art : Matisse's Marguerite: Model Daughter. (J'aurais aimé visiter cette exposition, mais comme souvent, j'ai un train de retard — et un océan à traverser !)

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De Pablo Picasso, deux œuvres ont retenu plus que tout autres mon attention2. La première, non loin de l'entrée du musée, est très classique. C'est un portrait de la danseuse et ballerine russe Olga Khokhlova, première épouse de Picasso — ils se sont mariés en juillet 1918 — et mère de son premier fils, Paul. Picasso a réalisé de nombreux portraits d'Olga. Celui-ci, datant de 1922-1923, n'est certes pas le plus célèbre, mais c'est de loin mon favori : un simple pastel où la fameuse Olga semble encore plus pensive, sérieuse et réservée que d'habitude. Une petite recherche montre que la dame se présente souvent sous un air froid, surtout sur les peintures, un peu moins sur les photographies. Je suppose que c'est ce que j'aime chez Olga et dans ce portrait en particulier : l'air froid. Un air si froid, si glacial — si triste aussi — qu'il interdirait presque toute tentative, même légère et distante, de contact. (Les amis de longue date savent que j'ai un faible pour ce genre de personnalité.)

La seconde œuvre est beaucoup plus tardive : il s'agit de Claude dessinant, Françoise et Paloma, datant de 1954. (La virgule dans le titre est importante : Claude ne les dessine pas, il dessine en leur compagnie.) La toile représente les deux enfants que Picasso a eus avec l'artiste Françoise Gilot, la Femme-fleur : Claude (7 ans) et Paloma (5 ans). Cette toile est une vraie petite merveille de composition. Claude se comporte comme tout (?) enfant de son âge en train de dessiner, c'est-à-dire à la fois concentré et sûr de lui ; Paloma regarde selon toute vraisemblance le dessin qui se construit petit à petit ; quant à la mère, elle forme une entité bienveillante et protectrice, présente bien qu'en retrait : alors que les deux enfants sont entourés et remplis de couleurs spécifiques (du bleu pour le garçon, du vert pour la fille), la mère n'est représentée que par quelques traits blancs. Sa présence est très rassurante mais non interventionniste. La peinture dégage à la fois une impression de sécurité et de liberté. C'est sans doute pour cela, en dernier ressort, que j'ai directement aimé ce tableau, beaucoup plus que (presque) toutes les autres œuvres du musée.

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1 Dans la même analyse, l'auteur fait par ailleurs un parallèle entre la Marguerite de Matisse et l'Infante Marguerite peinte par Vélasquez. Il croit aussi déceler dans la chevelure noire de la jeune fille la forme d'un (drôle de) pénis en train d'éjaculer (voir la quatrième vignette de l'analyse). Cependant, je suis beaucoup plus réticent à accorder du crédit à ce genre de commentaire : en fait, je trouve malsaine l'idée qu'il y ait une connotation sexuelle dans ce portrait d'enfant (mais cela n'infirme ni ne confirme quoi que ce soit sur les intentions réelles de Matisse).
2 Contrairement aux œuvres présentées précédemment dans le cadre de cette série d'articles sur Paris, qui appartiennent toutes au domaine public aujourd'hui (à l'exception, je pense, de ladite Marguerite — en espérant qu'on ne m'en tienne pas rigueur), toute reproduction d'une œuvre de Picasso doit nécessairement passer par une demande d'autorisation adressée à la Succession Picasso. Vu que je n'ai pas trop envie d'entamer une procédure allant dans ce sens, je n'affiche pas les deux œuvres en question sur ce blog... De toute façon, un simple clic permettra de les visionner.

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