J'observe avec beaucoup de distance certaines idées avancées par L.W. (par exemple celles qui témoignent de son élitisme exacerbé ou qui mettent en avant sa misogynie — voir plus bas —, ses opinions très arrêtées sur l'art et la musique, son refus de la moindre ornementation, son christianisme particulièrement ascétique, etc.). Mais s'arrêter à ces « détails » biographiques empêche de découvrir un mode de réflexion qui, aujourd'hui encore, peut être très pratique pour aborder certains problèmes sous un angle différent : « Jette une semence sur mon terrain, et elle croîtra autrement que sur n'importe quel autre terrain », écrivait-il aux alentours de 1940.
Ainsi, par exemple, dans les Remarques mêlées (Flammarion, 2002), deux paragraphes datant de 1947 qui traitent en quelque sorte de la propriété intellectuelle et de la possibilité de voler une invention ou une idée :
« Ce que je fais en vaut-il la peine ? Sans doute, mais seulement s'il reçoit une lumière d'en haut. Et s'il en est ainsi, pourquoi devrais-je me soucier de ne pas me faire voler les fruits de mon travail ? Si ce que j'écris a véritablement quelque valeur, comment pourrait-on me voler ce qui en fait la valeur ? Si la lumière d'en haut fait défaut, je ne suis plus capable que d'habilité. »
« Je comprends parfaitement que quelqu'un puisse ressentir de la haine si on lui conteste la priorité de son invention ou de sa découverte, et qu'il veuille défendre cette priorité "avec becs et ongles". Et pourtant elle n'est qu'une chimère. Je trouve certes médiocre et trop facile de la part de Claudius de se moquer des querelles de priorité entre Newton et Leibniz ; mais il n'en est pas moins vrai, je crois, qu'une telle querelle ne peut venir que d'une faiblesse coupable et ne peut être entretenue que par des hommes vils. Qu'est-ce que Newton aurait perdu s'il avait reconnu l'originalité de Leibniz ? Absolument rien ! Il y aurait au contraire gagné beaucoup. Mais pourtant, que ce genre de reconnaissance est difficile ! C'est qu'elle apparaît à celui qui s'y essaie comme l'aveu de sa propre impuissance. Seuls les hommes qui t'apprécient et qui t'aiment en même temps peuvent te rendre plus léger un tel comportement.
Il s'agit, naturellement, de jalousie. Qui la ressent devrait se dire sans cesse : "C'est une erreur ! C'est une erreur !" — »
En lisant ces lignes, la semaine dernière, je me suis dit qu'on pourrait les appliquer aujourd'hui aux épineuses questions de droits d'auteurs et de propriété d'une œuvre sur le Web (par exemple).
Dans cette optique-là, un groupe de musique qui réalise quelque chose de sublime, de particulièrement génial (dont la lumière vient d'en haut) ne le fait certainement pas pour l'argent ni pour la renommée, mais pour lui-même, pour la « beauté du geste ». Dès lors, quelle importance que son œuvre soit copiée, diffusée, « volée » ? Car la valeur derrière le travail subsiste au-delà de la copie...
À l'opposé, un groupe médiocre, qui ne fait que copier ce qui a déjà été réalisé auparavant par des artistes plus doués, plus novateurs que lui (autrement dit un groupe dont la lumière d'en haut fait défaut), quelle importance qu'il soit copié, volé, dans la mesure où lui-même n'a strictement rien créé de neuf et s'est accaparé une idée qui ne lui appartenait de toute façon pas ?
* * *
Dans la biographie de L.W. par Ray Monk, je découvre le personnage d'Otto Weininger (1880-1903), philosophe autrichien maniaque et obsessionnel, fondamentalement misogyne et antisémite, auteur de l'ouvrage Sexe et Caractère (Geschlecht und Character, 1903), une des influences majeures du jeune Ludwig.
Pour Weininger, les femmes sont par essence inconscientes, émotives, amorales et incapables de pensées claires (rien de moins !). Elles ne vivent que pour le sexe et la reproduction et ne pensent qu'à marier les personnes de leur entourage. À l'opposé, les hommes sont présentés comme conscients, doués de raison, capables de jugements éthiques et de pensées articulées... Et, psychologiquement, la Femme (avec un grand « F », en tant qu'idée platonicienne) peut n'être que mère ou prostituée (!), deux concepts qui, selon Weininger, se rejoignent, dans la mesure où « la mère est obsédée par le but du sexe, et la prostituée par l'acte sexuel en tant que tel. » (R. Monk, p. 32.)
Weininger a imaginé la possibilité qu'un être humain soit « biologiquement mâle et psychologiquement femelle » (catégorie qui regroupe d'après lui les homosexuels et les Juifs, « saturés de féminité »), mais non l'inverse (même la plus lesbienne des lesbiennes reste biologiquement et psychologiquement une femme). Toute cette théorie foireuse tourne autour de l'idée que pour être un humain digne d'exister, pour atteindre la grandeur, pour vivre en génie, il faut absolument — on l'aura compris — abandonner tout côté féminin et être un Homme en tout.
Problème (et c'est là que l'histoire devient à la fois surréaliste et tragique) : Otto Weininger était Juif et homosexuel... Raison pour laquelle, en accord avec ses principes, il se suicida à l'âge de 23 ans, se considérant, selon ses propres théories, comme une aberration n'ayant pas le droit de vivre.
Cette misogynie radicale, on la retrouvera jusqu'à un certain point chez L.W. (R. Monk, p. 82) : alors que son ami Bertrand Russell adhéra, au début du XXe siècle, au mouvement des suffragettes, L.W. était résolument opposé au vote des femmes, comme l'explique son ami David Pinsent dans son journal, le 7 février 1913 : il était contre « sans raison particulière, si n'est que "toutes les femmes qu'il connaît sont tellement sottes". Il a dit qu'à l'université de Manchester les étudiantes passaient leur temps à fleurter avec les professeurs. Ce qui le dégoûte beaucoup — car il déteste les demi-mesures et désapprouve tout ce qui n'est pas totalement sincère. »
Toutes les femmes sont sottes, y compris à l'université... Ce jugement à l'emporte-pièce me fait directement penser, je ne sais pourquoi, à ceux de Walter sur le même sujet.