Archives mensuelles : mars 2012

Brave New World

Suite de l'histoire de l'éventuelle colocation avec Mary au semestre prochain : après avoir demandé à quelques rares personnes dont l'avis compte, pesé le pour et le contre, je suis arrivé à la conclusion — très curieuse — que c'était sans doute une bonne idée. Au registre des "contre" : l'idée très angoissante, avancée notamment par Emily, que je ne serai plus entièrement pour ainsi dire "chez moi chez moi", que je perdrai une partie de mon indépendance. Au registre des "pour" : le changement de routine, la rencontre de nouvelles personnes (on peut toujours rêver), ainsi que l'apport financier substantiel — ou plus exactement : le retardement de ma faillite personnelle.

Cependant, ce qui a fait pencher la balance en faveur du "oui" est plus que certainement l'avis positif de Léandra et de mes parents. Pour Léandra, rien de plus normal : elle pense depuis longtemps à ouvrir son propre appartement à la colocation. En ce qui concerne mes parents, je croyais au contraire qu'ils me déconseilleraient un tel programme, mais ce n'est pas le cas. Mon père : "À ta place, je l'aurais fait depuis longtemps... T'as vu le truc que tu loues pour toi tout seul ?" Ma mère, apprenant que Mary travaille dans une entreprise de titres-services et pourrait faire venir gratuitement une aide ménagère : "Et tu refuses cela ? M'enfin ! Accepte !" Quant à ma grand-mère, légèrement (hem !) sourde, elle n'a a priori pas compris grand-chose : "Ha ? Tu as retrouvé quelqu'un ?"

J'ai donc envoyé cet après-midi un message à Mary pour lui signaler que j'acceptais l'idée d'une colocation. Elle vient manger chez moi ce mercredi pour en discuter... (Trois paragraphes pour expliquer l'envoi d'un bête message ? — C'est que ce genre de décision portant sur un changement de mon mode de vie constitue un vrai calvaire pour moi.)

* * *

L'après-midi, à deux reprises, je vais faire des courses avec ma maman. (C'est passionnant, ton histoire, Hamilton, continue...) J'achète une paire de talkie-walkies comme cadeau de Pâques pour ma fille — mes parents et moi lui offrirons ses jouets dès demain car durant la semaine de Pâques, elle sera chez sa mère. (Oui, d'accord... C'est très intéressant...) Plus tard, je profite de ma présence dans un zoning commercial pour acheter un nouveau sac dans un magasin de sacs (logique) et de la nourriture italienne dans un mini-marché italien (si j'y avais acheté des nouilles chinoises, c'eût été plus surprenant) : penne artisanales, vinaigre balsamique en crème, tomates cerises pelées, vin rouge... (C'est vraiment incroyablement passionnant ce que tu nous racontes là, Hamilton.)

* * *

Ce soir, le WWF* propose au Monde entier de participer à son opération "Earth Hour 2012". Le concept : éteindre toutes les lumières pendant une heure, et ce afin de réduire notre consommation d'électricité — ou plus exactement de nous faire prendre conscience de l'intérêt pour la Planète de réduire notre consommation d'électricité. 
Même si je ne vois pas vraiment l'intérêt d'une telle opération en termes d'écologie politique, je serais presque tenté de dire que "ça ne fait de tort à personne, alors pourquoi pas ?" Mouais... Sauf que le WWF, qui est à l'origine de l'affaire, est un lobby "écolo-industriel" qui, depuis ses débuts, est en rapport étroit avec le monde des affaires et des grandes entreprises multinationales...  

Toujours la même rengaine, hein, Hamilton ? Les entreprises, c'est le diable, blablabla ? Change de disque, mon vieux ! — D'accord, je me répète, etc., mais n'y a-t-il pas un problème ? Comment avoir confiance en une structure qui est à ce point dépendante des grosses sociétés commerciales, qui vit avec elles, qui est en partie sponsorisée par elles ?

Le WWF prône — et a toujours prôné — un travail de l'intérieur : l'idée n'a jamais été de changer radicalement notre manière de vivre pour protéger la nature, mais de procéder par petites touches comme : demander à tout un chacun d'éteindre la lumière pendant une heure ou encore travailler gentiment avec les entreprises pour qu'elles fassent plus attention à l'environnement... Ainsi le WWF soutient-il Danone dans ses initiatives de supprimer les suremballages. Ainsi, peut-on lire dans leur rapport 2010 (page 29), la Coca-Cola Company réduit-elle son gaspillage d'eau potable, avec l'aide du WWF... (Pub, pub, pub.)

Et puis, il y a ces informations qui circulent selon lesquelles le WWF flirte avec de "vrais méchants pas beaux" comme Monsanto (un des leaders mondiaux des semences génétiquement modifiées) ou d'autres firmes du monde de l'agro-alimentaire (Unilever, Nestlé...) qui n'ont pas grand chose d'écologique.

Bref, bref... On l'aura compris : je n'ai aucune confiance en cette ONG. 

Sur le site Web de l'Earth Hour 2012 consacré à la Belgique, les premières actualités sont des publicités à peine déguisées. Ainsi, en haut de la page, un texte annonce la couleur : "(...) Il n'est pas trop tard pour contribuer davantage à cette action. Jusqu'au 15 avril inclus, vous pouvez passer à l'énergie verte. Nos partenaires ont préparé des offres intéressantes dans le cadre d'Earth Hour. Allez vite jeter un œil aux offres et faites le pas avant le 15 avril !" Le texte contient un lien vers une page présentant trois partenaires fournisseurs d'énergie verte. À chaque contrat signé, le WWF "recevra 25 euros". Tout le monde est content !

Un peu plus bas, une publicité pour Canon, où l'on apprend que "le 31 mars à partir de 20h30, Canon éteindra son enseigne sur le toit du bâtiment" mais ce n'est pas tout car Canon va beaucoup plus loin : "Chaque employé qui apporte deux vieilles ampoules à incandescence (qui fonctionnent encore) reçoit une ampoule écologique en échange." La Chine et les pays émergents auront de plus en plus besoin d'énergie dans les années à venir, mais ce n'est pas grave car les employés de Canon recyclent leurs vieilles ampoules désormais ! Youpie !

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* WWF : World Wide Fund for Nature et non World Wrestling Federation — une entreprise de catch qui a d'ailleurs été poursuivie en justice par le WWF et qui a été contrainte de remplacer son "F" par un "E" (pour "Entertainment"). 

Lacunes

Aujourd'hui, je te laisse le soin de compléter la majeure partie de ma journée monotone. Non pas que je sois fainéant — enfin, si ! — mais plutôt que je pense qu'il en résultera peut-être quelque chose de plus intéressant que tout ce que je pourrais écrire...
Je me lève pour la dernière journée de travail de la semaine. Dans le train (...)

Au boulot, je passe la matinée à (...)

À 13h47, je reprends le train vers Namur pour aller chercher ma fille. À Namur, je m'installe à la brasserie "Le Flandre", comme d'habitude, et commande un (...)
Je continue la lecture de la biographie du plus grand obsessionnel compulsif de tous les temps, que je commence réellement à (...), à tel point que je me demande si (...)

Gaëlle est dans la cour de récréation. Elle ne me voit pas. Je vais la chercher. Lorsqu'elle me voit, elle (...)

Lorsque nous arrivons chez mes parents, nous (...)
Le soir, il ne passe rien de spécial, mais (...)

Avant de dormir, Gaëlle veut des histoires de Schtroumpfs et de Hello Kitty. Je lui raconte trois histoires : la première raconte (...), la deuxième (...) et la troisième (...)
Je continue à regarder Battlestar Galactica et je trouve que (...)

"En rote"

Ne crois pas que j'écris un court texte aujourd'hui afin de combler ce retard de publication dont lundi encore je mentionnais l'absurdité. Non. J'écris peu car je ne peux évacuer ces deux messages de mon esprit... Depuis ce matin, je me suis retenu de lui envoyer un texte argumenté, pour lui dire ce que je pense de ceux et celles qui mêlent allègrement vie privée et vie professionnelle ; de ceux et celles qui se permettent de poster publiquement un message rempli de sous-entendus légèrement moqueurs, presque menaçants.

Je me suis retenu car je me suis dit que le silence était la meilleure des réponses. (L'autre réponse, professionnelle et remplie de circonvolutions, suivra sans doute, mais c'est une tout autre histoire, à laquelle je ne participe qu'à titre purement technique.)

Au travail ce matin, devant mon clavier : tremblant, déçu, presque au bord de la crise de nerfs, grinçant des dents, les yeux rouges, face à ces quelques mots que, dix heures plus tard, je n'arrive toujours pas à comprendre. Je ne comprends pas la colère qui y est sous-entendue ; je ne comprends pas à quel moment j'ai dit ou fait quelque chose de reprochable. J'ai simplement appliqué un règlement, une égalité de traitement.

Non pas que j'aime appliquer déraisonnablement un règlement ; plutôt que j'aime appliquer le même règlement pour tout le monde. (Si un autre chercheur, inconnu de tous, avait fait la même demande, aurais-je dû répondre aussi promptement ? Non : tout le monde s'en serait royalement secoué le cocotier si j'avais traîné, dans ce cas.)

J'ai fait de nombreuses erreurs au cours de ma vie, y compris dans mon travail, et je les ai reconnues comme telles. Je me suis parfois excusé d'avoir eu tel ou tel comportement, auprès de collègues ou d'amis. J'ai dans le passé déjà reconnu avoir eu tort, avoir agi avec émotion, sans discernement. Mais dans ce cas-ci, je ne vois simplement pas ce que j'ai fait de travers. Au contraire, j'ai appliqué ce que je considère comme étant purement et simplement de l'honnêteté. Et ça me reste au travers de la gorge de lire pareille réponse. Je trouve cela injuste. J'hésite entre la colère et la tristesse, mais je suis surtout triste pour tout dire. (Et le présent texte sera là, à jamais, pour me le rappeler.)

Histoires de semences et de théories foireuses

J'observe avec beaucoup de distance certaines idées avancées par L.W. (par exemple celles qui témoignent de son élitisme exacerbé ou qui mettent en avant sa misogynie — voir plus bas —, ses opinions très arrêtées sur l'art et la musique, son refus de la moindre ornementation, son christianisme particulièrement ascétique, etc.). Mais s'arrêter à ces « détails » biographiques empêche de découvrir un mode de réflexion qui, aujourd'hui encore, peut être très pratique pour aborder certains problèmes sous un angle différent : « Jette une semence sur mon terrain, et elle croîtra autrement que sur n'importe quel autre terrain », écrivait-il aux alentours de 1940.

Ainsi, par exemple, dans les Remarques mêlées (Flammarion, 2002), deux paragraphes datant de 1947 qui traitent en quelque sorte de la propriété intellectuelle et de la possibilité de voler une invention ou une idée :

« Ce que je fais en vaut-il la peine ? Sans doute,  mais seulement s'il reçoit une lumière d'en haut. Et s'il en est ainsi, pourquoi devrais-je me soucier de ne pas me faire voler les fruits de mon travail ? Si ce que j'écris a véritablement quelque valeur, comment pourrait-on me voler ce qui en fait la valeur ? Si la lumière d'en haut fait défaut, je ne suis plus capable que d'habilité. »

« Je comprends parfaitement que quelqu'un puisse ressentir de la haine si on lui conteste la priorité de son invention ou de sa découverte, et qu'il veuille défendre cette priorité "avec becs et ongles". Et pourtant elle n'est qu'une chimère. Je trouve certes médiocre et trop facile de la part de Claudius de se moquer des querelles de priorité entre Newton et Leibniz ; mais il n'en est pas moins vrai, je crois, qu'une telle querelle ne peut venir que d'une faiblesse coupable et ne peut être entretenue que par des hommes vils. Qu'est-ce que Newton aurait perdu s'il avait reconnu l'originalité de Leibniz ? Absolument rien ! Il y aurait au contraire gagné beaucoup. Mais pourtant, que ce genre de reconnaissance est difficile ! C'est qu'elle apparaît à celui qui s'y essaie comme l'aveu de sa propre impuissance. Seuls les hommes qui t'apprécient et qui t'aiment en même temps peuvent te rendre plus léger un tel comportement.
Il s'agit, naturellement, de jalousie. Qui la ressent devrait se dire sans cesse : "C'est une erreur ! C'est une erreur !" — »

En lisant ces lignes, la semaine dernière, je me suis dit qu'on pourrait les appliquer aujourd'hui aux épineuses questions de droits d'auteurs et de propriété d'une œuvre sur le Web (par exemple).

Dans cette optique-là, un groupe de musique qui réalise quelque chose de sublime, de particulièrement génial (dont la lumière vient d'en haut) ne le fait certainement pas pour l'argent ni pour la renommée, mais pour lui-même, pour la « beauté du geste ». Dès lors, quelle importance que son œuvre soit copiée, diffusée, « volée » ? Car la valeur derrière le travail subsiste au-delà de la copie...

À l'opposé, un groupe médiocre, qui ne fait que copier ce qui a déjà été réalisé auparavant par des artistes plus doués, plus novateurs que lui (autrement dit un groupe dont la lumière d'en haut fait défaut), quelle importance qu'il soit copié, volé, dans la mesure où lui-même n'a strictement rien créé de neuf et s'est accaparé une idée qui ne lui appartenait de toute façon pas ?

* * *

Dans la biographie de L.W. par Ray Monk, je découvre le personnage d'Otto Weininger (1880-1903), philosophe autrichien maniaque et obsessionnel, fondamentalement misogyne et antisémite, auteur de l'ouvrage Sexe et Caractère (Geschlecht und Character, 1903), une des influences majeures du jeune Ludwig.

Pour Weininger, les femmes sont par essence inconscientes, émotives, amorales et incapables de pensées claires (rien de moins !). Elles ne vivent que pour le sexe et la reproduction et ne pensent qu'à marier les personnes de leur entourage. À l'opposé, les hommes sont présentés comme conscients, doués de raison, capables de jugements éthiques et de pensées articulées... Et, psychologiquement, la Femme (avec un grand « F », en tant qu'idée platonicienne) peut n'être que mère ou prostituée (!), deux concepts qui, selon Weininger, se rejoignent, dans la mesure où « la mère est obsédée par le but du sexe, et la prostituée par l'acte sexuel en tant que tel. » (R. Monk, p. 32.)

Weininger a imaginé la possibilité qu'un être humain soit « biologiquement mâle et psychologiquement femelle » (catégorie qui regroupe d'après lui les homosexuels et les Juifs, « saturés de féminité »), mais non l'inverse (même la plus lesbienne des lesbiennes reste biologiquement et psychologiquement une femme). Toute cette théorie foireuse tourne autour de l'idée que pour être un humain digne d'exister, pour atteindre la grandeur, pour vivre en génie, il faut absolument — on l'aura compris — abandonner tout côté féminin et être un Homme en tout.

Problème (et c'est là que l'histoire devient à la fois surréaliste et tragique) : Otto Weininger était Juif et homosexuel... Raison pour laquelle, en accord avec ses principes, il se suicida à l'âge de 23 ans, se considérant, selon ses propres théories, comme une aberration n'ayant pas le droit de vivre.

Cette misogynie radicale, on la retrouvera jusqu'à un certain point chez L.W. (R. Monk, p. 82) : alors que son ami Bertrand Russell adhéra, au début du XXe siècle, au mouvement des suffragettes, L.W. était résolument opposé au vote des femmes, comme l'explique son ami David Pinsent dans son journal, le 7 février 1913 : il était contre « sans raison particulière, si n'est que "toutes les femmes qu'il connaît sont tellement sottes". Il a dit qu'à l'université de Manchester les étudiantes passaient leur temps à fleurter avec les professeurs. Ce qui le dégoûte beaucoup — car il déteste les demi-mesures et désapprouve tout ce qui n'est pas totalement sincère. »

Toutes les femmes sont sottes, y compris à l'université... Ce jugement à l'emporte-pièce me fait directement penser, je ne sais pourquoi, à ceux de Walter sur le même sujet.

Jeune & jolie

À la Maison du Peuple. Aujourd'hui, c'est Mary qui doit débarquer, je ne sais trop quand exactement. À l'intérieur, la soirée "MDP Quizz #3" bat son plein. Le concept : quatre équipes de 3 à 5 joueurs sont installées autour de leur table respective au fond de la salle. Au micro, un animateur pose des questions de culture générale. Les équipes doivent se concerter et répondre par écrit à l'aide d'un formulaire prévu à cet effet. L'utilisation d'un smartphone est sanctionnée par l'annulation du round pour les tricheurs. Personne aux alentours ne peut souffler les réponses, "même si vous en brûlez d'envie". Quelques exemples de questions : "Où est mort Léon Trotski ?", "Quand le Traité de Versailles a-t-il été signé ?", "Quel est l'acteur principal de Groundhog Day et quand ce film a-t-il été réalisé, à deux ans près ?" C'est bruyant et inintéressant pour qui ne joue pas. Vu qu'il fait toujours aussi bon dehors, je pars m'installer en terrasse et attends Mary en compagnie de Ray Monk.

Mary me rejoint une dizaine de minutes plus tard. La question de partager mon appartement avec elle refait surface (cf. mercredi 21 mars 2012). J'explique à Mary que Léandra est globalement positive quant à l'idée et qu'Emily, par contre, trouve que c'est un très mauvais plan...
« Pourquoi ? 
— Je crois que c'est lié à son expérience personnelle... Qu'elle ne supporterait pas, pour sa part, de partager son appartement. Et qu'elle considère que je dois être un peu comme elle...
— Oui, je me suis dit que ce serait sans doute le plus grand problème pour toi : ton besoin de solitude.
— En effet.
— J'en ai parlé à Walter et à Lewis et eux trouvent que c'est une bonne idée. 
— Ça ne m'étonne pas outre mesure... »
Mary essaie par ailleurs de me convaincre que vivre avec elle serait une très bonne chose pour ma réputation. Elle m'affirme que si je partageais mon appartement avec une jolie jeune femme elle même, en l'occurrence : elle est vraiment incroyablement peu modeste ! , cela aurait pour effet d'augmenter mes chances de nouvelles rencontres : 
« Il faut que tu comprennes un truc important, Hamilton : les gens avec qui tu apparais en public jouent un rôle non négligeable sur ta propre image. Si je vois un mec en apparence bien mais entouré de gros lourds, je n'aurai pas envie de m'y intéresser. Par contre, si je vois un mec banal entouré de canons, je me dirai peut-être qu'il en vaut la peine, tout compte fait, parce que ces gens-là lui ont trouvé quelque chose...
— Mary, pour moi, quelqu'un qui fait attention à ce genre de détails, à l'entourage, à l'apparence, n'est déjà pas digne d'intérêt.
— Tu devrais y réfléchir, je te jure ! C'est très important !
— Dans un sens, on en revient à ton trip sur les vêtements : c'est toujours une question d'extérieur.  »

Coup de téléphone de Léandra, qui me semble très déprimée. Elle m'explique qu'elle en a un peu marre, qu'elle tourne en rond avec Jonas et que ce que je racontais sur eux dernièrement (à savoir qu'ils donnaient l'impression d'être bien ensemble) est loin d'être la vérité : "D'accord, jeudi, ça allait plus ou moins, mais vendredi, ça allait déjà beaucoup moins bien, tu ne trouves pas ?" (...) "On n'arrive jamais ensemble à un endroit. Il faut toujours qu'il arrive plus tard, tout seul." Elle en a marre. Je lui ressors ce jugement exprimé de nombreuses fois auparavant : que ce sera toujours comme ça, que toute tentative de changement des fondations d'un individu est définitivement vaine... Il faut s'y adapter. Ou pas.

Tous les gens que je fréquente sont-ils donc entraînés par une spirale infernale ? (Non.)


Mary et moi terminons la soirée à l'intérieur du café, à jouer à "Tout le monde veut prendre sa place" ("TLMVPSP" pour les intimes), l'équivalent en ligne du jeu télévisé présenté sur France 2 par l'horripilant Nagui, le présentateur qui utilise constamment les candidats comme faire-valoir, quand il ne les drague pas purement et simplement. (Patrice Laffont, reviens ! Ils sont devenus fous !)

Emily

Maison du Peuple. Je suis assis à l'intérieur du café, à essayer de rattraper le retard sur ce putain de blog. Je me répète, mais toute cette histoire de "rattraper le retard" et d'écrire un article par jour est définitivement absurde. C'est d'ailleurs peut-être la raison pour laquelle je continue coûte que coûte à procéder de la sorte : parce que c'est absurde, justement. Si le projet avait eu le moindre sens, le moindre but, je l'aurais arrêté depuis longtemps déjà. 
C'est d'autant plus absurde que cette question de retard qui s'accumule s'est posée depuis les débuts, forcément. Lu, le 20 septembre 2011 : "Ce journal, c'est presque une lutte constante contre le temps, contre l'oubli, contre la procrastination. Je dois écrire tous les jours ; si je rate un jour, je dois travailler double le lendemain ; et ainsi de suite..." Je devais sans doute déjà trouver l'idée idiote à ce moment-là.  Dès les origines, je trouvais l'idée idiote.
D'un autre côté, j'ai aujourd'hui un certain plaisir à me relire. Je me rends compte que j'écris (et pense) toujours de la même manière. Les rencontres (humaines et littéraires) me changent sans me changer : je ne sais si je dois m'en féliciter ou au contraire le déplorer... — Mais relire d'anciens textes est peut-être la raison d'être de ce blog, tout compte fait. (Ici, je réfléchis "tout haut", pour ainsi dire.) Si j'arrive à tenir plusieurs années, sans fléchir, alors tout cela pourra peut-être devenir réellement intéressant, avoir une certaine valeur, non pour les articles pris un par un mais au contraire pour la vue synoptique, le tableau d'ensemble. Observer l'évolution de quelqu'un (moi en l'occurrence) jour après jour sur cinq ans, dix ans, vingt ans : cela pourrait presque faire l'objet d'un mémoire en psychologie (ou en communication ?).

Emily passe la porte du café. Elle me cherche du regard mais il lui faut quelques secondes pour me reconnaître : "Ha ! Tu t'es coupé les cheveux... Je ne t'avais pas reconnu tout de suite !" 
* * *
En terrasse. Emily me parle de la série télévisée Les Tudors (2007-2010), qu'elle regarde en ce moment. Elle me dit que les scénaristes ont vraiment pris des libertés avec l'Histoire ("Quand je regarde une série, je me documente à côté et il y a des événements qui ne collent pas"). À plusieurs reprises, elle revient sur le destin de Catherine d'Aragon, première épouse d'Henry VIII, et constate : "Elle s'est vraiment fait jeter comme une vieille chaussette !"
« Pour le moment, je regarde Battlestar Galactica, lui dis-je, une série de science-fiction des années 2000... 
— Ha oui ! J'en ai entendu parler. C'est bien ?
— Au départ, je croyais que c'était un peu "bateau". Après, j'ai cru que c'était bien... Mais tout compte fait, après deux saisons, je pense que c'est une grosse daube...
— J'ai entendu dire qu'il y avait un truc énervant... Une relation bizarre, une sorte de rêve.
— Oui, c'est exactement ça ! Le docteur Gaïus Baltar qui a une relation avec une cylon, une femme "robot" d'apparence humaine. Dans la série, elle n'est pas vraiment là ; elle n'est présente que dans son imagination... Mais on le voit constamment dialoguer avec elle. C'est assez lourd et ennuyant, à la longue...
Ouais, j'imagine. 
Et puis c'est rempli de militaires indisciplinés qui font vraiment n'importe quoi... Qui déclarent la loi martiale pour un rien, par exemple. Il y a un côté malsain dans cette série... Et puis, ça ne tient pas vraiment debout, de toute façon. »

(Évidemment, j'ai aussi été voir sur le Web comment toute cette histoire se terminait et je n'aime pas du tout le retournement de situation final... Je vais quand même regarder la série jusqu'au bout et en ferai un compte rendu dans ce blog, peut-être, un jour...)

De nouveau à l'intérieur. Dernier verre avant de retourner chez nous. Emily parle d'un de ses informaticiens (un consultant) qui vient de se faire virer. Elle n'a même pas eu la possibilité de le voir une dernière fois avant son départ. Les chefs (ou les ressources "humaines", je ne sais plus) l'ont convoqué tard dans la soirée, lui ont signalé qu'il ne convenait pas et l'ont fait passer par la sortie arrière, par "la petite porte". Mais qui sont ces gens ? 

Emily me reconduit en voiture. Comme programmation musicale sur la route du retour, une compilation de morceaux en tous genres réalisée par Lytle. Emily a la très bonne idée, pour terminer la soirée, de nous mettre la chanson "Vice et versa" des Inconnus. (Ha mon Dieu, qu'ils sont bons !) 



D'où venons nous ? 
Où allons-nous ?
J'ignore de le savoir.
Mais ce que je n'ignore pas de le savoir,
C'est que le bonheur est à deux doigts de tes pieds.
Et que la simplicité réside dans l'alcôve bleue, et jaune,
Et mauve, et insoupçonnée de nos rêveries mauves et bleues et jaunes
Et pourpres... et paraboliques... 
Et vice et versa.

Observateur/Acteur

En début d'après-midi, j'emmène Gaëlle à la plaine de jeux située à quelques minutes de marche de la Porte de Hal. Cette grande plaine, clôturée et ouverte sur une seule grille d'entrée, est en majeure partie composée d'un long château de bois dans lequel les enfants — et les adultes, au prix de multiples contorsions — peuvent s'engouffrer. On y trouve de nombreux bacs à sable, jeux de cordes, toboggans... Gaëlle court dans tous les sens. Difficile de la suivre. Parfois, je la perds de vue. Surtout ne pas paniquer, ne pas paniquer... 
Depuis un poste d'observation situé en hauteur à l'intérieur du château, je la regarde de loin entrer dans une des tours. Quelques minutes plus tard, elle en ressort, fâchée, se retourne et regarde méchamment un petit garçon avant de lui lâcher un "Ta gueule !" bien senti, qui me paraît très vulgaire, surtout dans la bouche d'une petite fille la plupart du temps très sage... Je me rappelle ensuite les ambiances de cour de récréation et les horreurs qui pouvaient sortir de notre bouche lorsque nous étions en dehors de la juridiction des adultes, sans même parfois connaître la signification des insultes que nous utilisions... Lorsque Gaëlle revient auprès de moi, je lui demande néanmoins :

« Que s'est-il passé ? Pourquoi as-tu été grossière avec le petit garçon ?
— Ils étaient plusieurs et m'ont ennuyée.
— Ha ?
— Oui, ils ont enlevé mes chaussures et ne voulaient plus me les rendre. 
— Ha oui, ce n'est pas gentil. Mais pourquoi le "Ta gueule" ?
— Ils me prenaient pour un petit enfant. Il fallait leur montrer que je pouvais me défendre. C'est comme ça que ça marche, tu sais, papa...
Mouais...
— Si je m'étais laissée marcher sur les pieds, ils m'auraient ennuyée beaucoup plus encore. C'est vrai ! »
Gaëlle est souvent très sensible. Elle déteste ce qu'elle considère au plus profond d'elle-même comme de l'injustice. 

Un peu plus tard, elle n'arrive plus à bouger d'un jeu de cordes en hauteur. Elle est piégée, littéralement : ses pieds reposent sur des cordes et ses mains agrippent également des cordes mais elle est trop petite pour se mouvoir ailleurs. Elle commence à s'affoler de peur de tomber deux mètres plus bas. J'ai un mal fou à la récupérer. 

Plus tard encore, elle se fait piquer sa place à un bête jeu constitué d'un seau suspendu que l'on peut remplir de sable. Elle s'énerve sur le garçon, plus grand que lui, qui l'envoie bouler. Elle va s'asseoir sur le banc tout proche, se calant la tête entre les genoux. Lorsque j'essaie de la consoler, elle pleure à chaudes larmes : "Ce n'est pas juste ! C'est moi qui devais jouer avec le seau. Pourquoi les autres ne comprennent pas que ce n'est pas juste ?" Je lui ai expliqué que certains enfants (et adultes, d'ailleurs) sont très mal éduqués. C'est la vie ! Pour la consoler, je lui propose d'aller boire un chocolat chaud au Starbucks de la Gare centrale avant l'arrivée de sa maman en train et son retour à Namur.


* * *

Maison du Peuple, début de soirée. Coup de fil de Léandra. Elle revient de la mer. Elle n'a pas l'intention de me rejoindre. Elle téléphone à la place d'Andrew, qui l'accompagne et dont le smartphone est indisponible. "Andrew te rejoindra dans une grosse demi-heure", me dit-elle.

Au programme de la discussion (en terrasse), cet éternel débat sur le fait d'être observateur ou au contraire acteur de sa vie. Il est patent que, malgré nos efforts pour "nous en sortir", Andrew et moi nous situons actuellement dans la catégorie "observateur". Je suppose que nous tentons tous les deux, chacun à notre façon, d'effectuer un travail sur nous-mêmes pour sortir de cette situation de simple spectateur.

Mais je suis presque intimement persuadé désormais que sortir de ce statut forcé de relative froideur par rapport à l'environnement, à la vie, au Monde — je parle ici seulement de moi et non plus d'Andrew — ne peut se faire sans la perte de quelque chose qui m'est fondamental, à savoir une certaine forme de solitude et d'imperméabilité aux banalités ambiantes, aux jeux télévisés abrutissants et aux modes d'expression du moment... (Pourquoi écris-je encore un blog ? Pourquoi suis-je encore sur Facebook ?) Devenir "acteur de ma vie" (terme bateau s'il en est), c'est me rendre perméable à quelque chose que je n'aimerai certainement pas. Si je deviens acteur, je me formate. 
Mais je me rends compte en même temps — ou je crois ? — que tout ce que j'écris ici est une explication a posteriori : je me suis forgé un bouclier de solitude, d'indépendance et de réserve parce que je n'arrive pas en ce moment à devenir acteur de quoi que ce soit, et non l'inverse. — Hé bien c'est joyeux, dis donc, aujourd'hui ! 

J'ai pourtant réussi à construire quelque chose de sérieux et de bien, dans le passé !

Je croyais que mes lectures me métamorphoseraient. C'est le cas. Peut-être même plus que je ne l'espérais. Mais je ne savais en quel lieu intérieur elles allaient me mener. — Ce que je découvre avec effroi, c'est qu'il existe des humains encore beaucoup plus seuls, isolés, qui vivent de cette manière parce qu'ils ne peuvent faire autrement, parce qu'ils considèrent que faire autre chose que d'observer le Monde de très, très loin est pure vilenie... Le genre de personne à vouloir aller au Front durant la Première Guerre mondiale et y occuper le poste le plus dangereux pour voir la mort en face. En lisant L.W. (et sa biographie), je croyais trouver une solution, et je tombe sur un psychorigide de compétition qui conçoit toute son existence de manière radicale. C'est bien ma veine !

Prochaine tentative : Schopenhauer !
(Mes lecteurs vont morfler !)

* * *

Toujours avec Andrew, un autre sujet de discussion, qui rejoint le précédent, dans une certaine mesure : le fait de ne rien comprendre aux femmes. Pourquoi se comportent-elles de cette manière ? Que cherchent-elles dans leurs relations ? Encore un domaine dans lequel les observateurs timorés sont des champions : arriver sans problème à créer un rapport très particulier, parfois très ambigu (ou considéré comme tel au moins par un des deux protagonistes) avec un autre être humain (homme ou femme, peu importe en fait) mais ne jamais arriver à la relation amoureuse en tant que telle. Rectification : la relation amoureuse (dans un sens platonique) ne pose aucun problème — c'est arriver à la relation charnelle qui en pose un.
Car il y a dans la relation sexuelle quelque chose qui tient de l'action, qui va forcément au-delà de la simple observation. (Ben tiens...)

Andrew repart chez lui assez tôt : il tombe de fatigue.
De mon côté, je retourne à l'intérieur du café et recommande un verre.
Je reste encore un peu... juste pour observer...

Carbonnades nerveuses

Pas d'inspiration pour écrire cette journée de samedi. Je relis mon texte et je le trouve plat, insipide, inintéressant. Je ne devrais même pas le publier mais le rythme de ce blog et le retard des publications m'empêchent de me comporter de la sorte. De toute façon, si j'avais attendu de ne plus être médiocre pour commencer à écrire, les pages de ce journal seraient à jamais restées blanches.

Mais trêve d'autoflagellation handicapante !
Amy et Zapata arrivent vers 20 heures, avec dans leur sac à dos une série de jeux de société (comment ont-ils fait pour en emporter autant ?) : Les Marins de Catane (plus d'informations ICI) ; Villes et chevaliers () ; Agricola, ainsi que son extension (). Que des jeux allemands : ils sont forts, très forts, ces Allemands... J'ai également proposé à Emily de se joindre à nous trop de temps sans la voir !, mais elle a une forte migraine et préfère rester alitée.

Amy et Zapata reviennent d'Amérique du Sud et ont, je pense, un grand besoin d'être correctement réalimentés. J'ai donc passé mon après-midi à préparer une série de plats contenant un maximum de viande (Zapata n'est plus végétarien pour le moment : profitons-en), de beurre, de graisse, d'alcool et de produits laitiers. Pour accompagner le tout, de la bière trappiste (Chimay, Achel, Rochefort) : ça leur changera, me dis-je, de la mauvaise cervoise qu'ils ont bue là-bas pendant des mois. Les plats : des carbonnades flamandes qui ont mijoté dans une casserole en fonte remplie de Chimay Bleue, de laurier, de thym, de carottes, d'oignons et surtout de pain d'épice tartiné de moutarde de Dijon (la touche finale) ; de la purée "améliorée" avec du vin blanc, de la crème fraîche, des échalotes et du fromage gratiné (entre autres) ; un mesclun aux deux vinaigres, à la moutarde et à l'huile d'olive.

Un problème qui ne m'était jamais arrivé jusqu'alors : la viande des carbonnades, achetée chez Match cet après-midi même, a la dureté du granite. Parcourue de nerfs, elle est très peu tendre. Je m'en rends compte dès qu'elle commence à cuire. C'est un problème sur lequel je n'ai aucune prise : je ne peux donc strictement rien faire si ce n'est prier (oui, mais qui ?) pour que la longue cuisson à feu doux dans la bière et le pain d'épice ait un effet attendrissant. Lors du repas, il s'avère que la viande est mangeable, mais qu'elle n'a jamais été aussi mauvaise, néanmoins. Triste. 

Gaëlle ne mange pas avec nous, comme d'habitude. Elle ne veut pas goûter de pareils plats. Elle préfère se contenter de simples tartines de filet américain. Durant la soirée, elle s'occupera en regardant la quatrième saison des Simpson, en jouant aux LEGO® ou avec les tuiles hexagonales non utilisées des Colons de Catane.

Impossible de jouer aux Marins de Catane car Amy et Zapata n'ont pas les bateaux ! Nous optons donc pour Villes et chevaliers. Malgré le fait que j'ai joué chez Walter dernièrement, il faut que je relise une partie des règles pour les réexpliquer à mes deux amis. J'ai l'impression d'avoir mieux assimilé la stratégie que la dernière fois. Nous jouons deux parties. Je gagne la première et Zapata la seconde. 

C'est qu'ils prennent du temps, ces jeux. Il est déjà presque quatre heures du matin. Avec le changement d'heures, ça fait une heure en plus dans les dents. Cinq heures. Amy et Zapata prendront le taxi (chose rare). À peine sont-ils partis que je me rends compte que j'ai beaucoup trop bu et que je suis incapable de ranger quoi que ce soit. Je laisse tout sur la table en me disant que je ferai le ménage après avoir dormi, bien que je déteste procéder de cette manière. Je fonce m'écrouler dans mon lit et m'endors presque immédiatement.

Surveillance paternelle

Il fait délicieusement bon pour un début de printemps. Vers 19 heures, Gaëlle et moi rejoignons Léandra et Andrew sur la terrasse nouvellement installée du Potemkine, dans l'ombre de la Porte de Hal. Les gérants du bar ont fait plus fort encore que l'année dernière : ce n'est plus une simple camionnette qu'ils ont installée à l'extérieur en guise de bar mais un véritable comptoir en forme de "L". La carte des boissons et des coupe-faims a été augmentée également. Pour inaugurer leur terrasse, ils ont convié le groupe de "Power Jazz New Orleans" Big Noise, dont il était déjà question précédemment dans ce blog, et ont installé un "petit écran géant" au-dessus de l'entrée de la tour. Jonas nous rejoint un peu plus tard dans la soirée.
Gaëlle veut jouer avec d'autres enfants sur la pelouse du parc qui jouxte la terrasse. Je la laisse faire mais cela entraîne un désagrément majeur : elle se trouve à une vingtaine de mètres de notre table et je ne peux m'empêcher de jeter constamment un œil sur elle. Il y a très peu de probabilités qu'elle soit confrontée à un quelconque problème, mais je ne peux néanmoins me détendre : je mets en balance sa relative sécurité dans le parc, entourée de badauds, et l'idée qu'elle disparaisse. Cette crainte est irrationnelle, je le sais, mais je me coupe d'une majeure partie de la conversation pour la surveiller. Lorsqu'elle disparaît dans l'angle de la tour, je me précipite pour lui dire de revenir dans mon champ de vision. À un moment, un homme commence à lui parler et Léandra se précipite elle aussi pour voir ce qu'il lui veut ("Un Italien qui la trouvait très belle"). Nous vivons dans la paranoïa... (Ou bien voulait-il réellement l'enlever ?)
La nuit tombée, Gaëlle joue en face de nous, sur la petite muraille à moitié détruite qui prolonge la Porte de Hal. Je suis beaucoup plus tranquille de la voir là, dans la cour intérieure, à quelques mètres de la table, et j'arrive à me détendre.

Après quelques verres d'horrible Volga — mais pourquoi m'obstiné-je à boire ce liquide encore plus insipide qu'une bière de soirée universitaire ? —, nous décidons de quitter la terrasse. Andrew ne tient plus l'alcool en ce moment et tombe de fatigue. Il reprend le métro pour rentrer chez lui. Je propose à Léandra et Jonas de venir manger un bout (une pizza Dr Oetker) chez moi. Gaëlle est contente d'avoir des invités. Elle essaie presque de convaincre Andrew de venir avec nous. Je la trouve mignonne —  et très humaine, pour autant que ce terme ait un sens : évidemment qu'elle est "très humaine", vu qu'elle est humaine —  lorsqu'elle se soucie à ce point des autres personnes.

Chez moi, nous ouvrons une bouteille de vin rouge et jouons au Trivial Pursuit. Entendu plusieurs fois : "Si Andrew était là, il donnerait sans aucun doute la bonne réponse directement..." Mais Andrew n'est pas là et, en outre, je crois ne pas me tromper en affirmant qu'il déteste ce genre de jeu.

Léandra & Jonas

Soleil, ciel bleu... Est-ce un temps pour s'enfermer dans la petite salle de projection du Potemkine, sachant qu'Akira y est diffusé ce soir ? Non, définitivement pas. Jonas l'a déjà vu, de toute façon. Et moi aussi, de nombreuses fois. Ce n'est pas le cas de Léandra, mais elle n'a aucun problème à attendre encore un peu. Il fait tellement beau dehors que nous restons à la terrasse de la Brasserie du Parvis à siroter du vin pendant la première partie de soirée.

Akira : le film d'animation parfait. Chaque geste, chaque mouvement, chaque déplacement de moto dans la nuit, chaque explosion, chaque effondrement d'immeuble, chaque cauchemar éveillé est décortiqué avec une telle minutie, un tel souci du détail qu'on ne peut que rester émerveillé devant la prodigieuse maîtrise graphique de l'ensemble. Le scénario ? Peu importe qu'il soit basé sur une histoire somme toute banale d'apocalypse à la japonaise, d'accession d'un antihéros à la quasi-divinité... Ce dessin animé, c'est avant tout une ambiance particulière faite d'ultra-violence urbaine, d'un mélange de bas-fonds et d'élévation mentale. Une œuvre cyberpunk en plein. [Version intégrale en streaming ICI.]

La scène de la poursuite en moto, où la lumière des phares 
s'imprime sur la pellicule à l'instar d'un cliché photographique... 
... sauf qu'il s'agit d'un dessin animé, nom de dieu !

Mon premier souvenir de ce film d'animation remonte à l'adolescence, à l'époque où, déjà, j'allais dormir tard le week-end et pas très tôt la semaine... J'étais tombé sur ce "machin" en cours de diffusion, en zappant, par hasard... J'étais inculte (et je le suis toujours, de toute façon). Je pense que c'était sur la BBC. Version anglaise donc. "Where is Tetsuo ?", demande Kaneda, le regard alerte, sur sa moto : une phrase qui m'a marqué — je ne sais trop pourquoi, au fait.
En parlant de cyberpunk : durant la soirée, Jonas en dit un peu plus sur Neal Stephenson, définitivement un auteur cyberpunk — certains le mettent dans la catégorie "postcyberpunk" mais ce qualificatif a-t-il un sens ? Conseils de lecture : Le Samouraï virtuel/Snow Crash (déjà cité), L'Âge de diamant ou Le Manuel illustré d'éducation pour jeunes filles (le titre donne envie ; le résumé enfonce le clou : l'histoire de Nell — une lettre de différence avec Neal, tiens , une fille défavorisée qui gagne son indépendance grâce à un livre intelligent et évolutif), Cryptonomicon (une uchronie tournant autour de la cryptographie — tu m'étonnes que Jonas aime cet auteur !).
(Ne pas parler du langage et de Wittgenstein, ne pas parler du langage et de Wittgenstein, ne pas parler du langage et de Wittgenstein...)

Un constat humain, sans aucun rapport avec la science-fiction, le (post)cyberpunk ou quoi que ce soit d'autre : Léandra et Jonas donnent l'impression d'être bien ensemble, de constituer un vrai couple. Ils sont plus proches, c'est indubitable. La présente situation m'arrache même un sourire énigmatique. — Pour comprendre cette remarque, il faut avoir en tête que la relation entre ces deux-là n'a pas toujours été des plus lisses.

Nous terminons la soirée à la Porteuse d'Eau. Filet américain pour Léandra et moi. Pain de viande à la bière et au fromage d'abbaye — "Mais où est donc le fromage ?" — pour Jonas. Sur le chemin de retour, Jonas hésite : rentrer à la maison ou ne pas rentrer à la maison ? Boire un/des verre(s) ou ne pas boire un/des verre(s) ? L'idée sous-jacente est la suivante : passer une soirée tard dans la nuit tout en sachant qu'il lui faudra se rendre au travail le lendemain. Faire cela le week-end, c'est banal. Le faire la semaine, c'est subversif. Au final, tout le monde rentrera chez soi... La subversion, c'est has-been (du moins ce soir).