Bonheur

Le soir au Verschueren, une discussion avec Léandra où il est brièvement question de bonheur. Je mentionne l'idée, très présente dans une certaine philosophie, de bonheur « dans l'instant » — Emerson et Thoreau ne sont jamais loin —, le bonheur de celui qui ne se projette pas inlassablement dans le passé et dans l'avenir, ce vieux carpe diem quam minimum credula postero devenu suranné depuis qu'il a été repris par tous ces psychologues de bas étage adeptes de coaching et de développement personnel neuneu.

Léandra est très dubitative quant à cette cueillette du jour présent : elle a besoin de se projeter avant de cueillir quoi que ce soit. Peut-être sera-t-elle plus en accord avec l'idée lorsqu'elle aura en main un joli bouquet parfumé ? De mon côté, je suis dubitatif aussi, mais pour une raison légèrement différente : ma propension à la prospective, à la réflexion sur le passé et le futur (schématisée respectivement par mon amour de l'histoire et de la science-fiction) se marie très mal avec un état dans lequel je serais là, à ne rien faire d'autre que de profiter du temps qui passe... Qu'on m'installe quelque part avec mes seules pensées et je serai très vite autre part. Mais je suis très heureux en ce moment : je suis revenu à cette forme particulière d'optimisme lucide — une sorte de marque de fabrique qui prend racine dans ma petite enfance.

Chez Léandra, le bonheur est exogène : ne peut être véritablement heureux que celui qui est en relation, qui a construit quelque chose avec quelqu'un d'autre. C'est sans doute pour cette raison que son humeur est si instable ; qu'elle peut atteindre des cimes bien plus hautes et des gouffres bien plus profonds que ne pourra jamais atteindre la mienne. — Chez moi, le bonheur est endogène : ne peut vraiment être heureux que celui qui peut l'être seul, qui peut construire quelque chose seul (je n'ai pas écrit « celui qui est seul », ce qui donnerait à la phrase un sens complètement différent). Si je suis heureux en ce moment, c'est parce que j'ai recouvré cette capacité à faire beaucoup de choses en solitaire, à être autonome dans tout ce qui a de l'importance à mes yeux, à créer mon propre monde, un monde où je me sens bien sans l'aide de qui que ce soit. Dans un tel système, toute forme de réussite ou de performance sociale est annexe : nul besoin de s'exposer ni de se montrer ; nulle obligation de construire quelque chose à plusieurs.

Je lis à Léandra (qui reste de marbre) un aphorisme de Schopenhauer1, qui traînait par hasard dans mon sac (l'aphorisme, pas Schopenhauer) et qui résume particulièrement bien cette idée de bonheur endogène :

Le bonheur appartient à ceux qui se suffisent à eux-mêmes. En effet, toutes les sources extérieures du bonheur et du plaisir sont, de par leur nature, éminemment incertaines et équivoques, fugitives, aléatoires, partant, sujettes à s'épuiser facilement même dans les circonstances les plus favorables, et c'est même inévitable, attendu que nous ne pouvons pas les avoir toujours sous la main. Bien plus, avec l'âge, presque toutes tarissent fatalement ; car alors, amour, badinage, plaisir des voyages et de l'équitation, aptitude à figurer dans le monde, tout cela nous abandonne ; la mort nous enlève jusqu'aux amis et parents. C'est à ce moment plus que jamais qu'il est important de savoir ce qu'on a par soi-même. Cela seul, en effet, résistera le plus longtemps. Cependant, à tout âge, sans distinction, cela est et demeure la source vraie et seule permanente du bonheur. Car il n'y a pas beaucoup à gagner dans ce monde : la misère et la douleur le remplissent, et, quant à ceux qui leur ont échappé, l'ennui est là qui les guette de tous les coins. En outre, c'est d'ordinaire la perversité qui y gouverne et la sottise qui y parle haut. Le destin est cruel, et les hommes sont pitoyables. Dans un monde ainsi fait, celui qui a beaucoup en lui-même est pareil à une chambre d'arbre de Noël, éclairée, chaude et gaie, au milieu des neiges et des glaces d'une nuit de décembre.

Ce texte est-il pessimiste ? Il ne l'est que pour ceux qui se font une fausse image de la vie. Que tout nous abandonne avec le temps (y compris même ces relations qui dans les primes années de l'existence semblaient gravées dans l'airain), que la douleur et l'ennui nous guettent constamment, cela semble on ne peut plus vrai. Si je veux un bonheur constant et stable (je n'ai pas dit routinier), je ne dois jamais utiliser autrui comme une béquille ou, pour reprendre un terme moins péjoratif, comme la source de quoi que ce soit dans ma vie. Je dois être indépendant et autonome. Je dois être ma propre prophylaxie.

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1 Arthur Schopenhauer, Aphorismes et insultes. Textes choisis et présentés par Didier Raymond, Paris, Arléa, 2012, p. 33-34. Le texte en question est issu des Parerga et Paralipomena, traduction d'A. Dietrich, Alcan, 1905-1914, traduction dont je cherche d'ailleurs toujours la version papier.

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