Chiny, sixième jour

Ce jeudi, vers trois heures du matin. Léandra et Andrew sont depuis longtemps partis se coucher. De mon côté, comme d'habitude, je veille. Comment dormir de toute façon ? Il y a dix heures à peine, nous avons vu nos noms gravés sur trois pierres tombales dans un des coins du cimetière. — C'est vrai que la plupart des tombes chiniennes sont occupées par les mêmes familles, à l'exception notable de cette « zone réservée » comprenant vingt-quatre pierres tombales grossièrement taillées... Sur les trois dernières pierres de la quatrième rangée de cet étrange parterre, se trouvent nos noms ainsi que nos présumés lieux et dates de naissance et de mort. Alors que les vingt-et-une premières tombes sont aujourd'hui scellées, les trois dernières sont béantes, attendant encore un occupant.

« N'y a-t-il pas un épisode plus ou moins similaire dans Les Cigares du Pharaon, sauf qu'il s'agit de sarcophages ? » avait demandé Andrew, en voyant pour la première fois les tombes vides.

« Ce qui est amusant, avait constaté Léandra peu après, c'est que sur ces vingt-quatre pierres tombales, il est à chaque fois inscrit "Bruxelles" comme lieu de naissance.
— Amusant ?
— Oui, c'est amusant ! D'après ces pierres, nous sommes tous Bruxellois de naissance ! »

« Hé ? Vous avez vu ? "Hamilton L. Evenvel. Bruxelles, 10 janvier 1980-Chiny, 1er janvier 2013". Ils connaissent ma date de naissance ; par contre, ils se sont gourés non seulement sur mon lieu de naissance mais aussi sur ma date de mort !
— Espérons qu'ils se soient également trompés pour Andrew et moi. Notre décès est prévu pour après-demain, le 4 janvier 2013 ! »

 * * *

Vers trois heures du matin donc, seul, dans la salle à manger du gîte. Sur la table, sont étalées les trois photographies et la lettre anonyme ; sur mon ordinateur, les clichés pris aujourd'hui par Léandra au cimetière. À partir des indices dont je dispose, j'essaie de placer chaque élément dans de jolis petits tiroirs mentaux bien compartimentés. — Nous avons subi ces péripéties depuis le début ; cette nuit, je veux devenir maître des événements, trouver une logique à tout cela, reconstruire une partie du puzzle.

Je récapitule. — Mercredi 26 décembre 2012, soit trois jours avant notre départ pour Chiny, Andrew reçoit le premier indice. Y sont mentionnés un lieu précis (l'hôtel des Comtes de Chiny) et une menace (« Vos jours seront comptés »). C'est un paradoxe : d'un côté, la photo nous attire mais de l'autre, le message nous repousse ; autrement dit : l'expéditeur désire que nous venions à Chiny mais nous met dès le début en garde contre les dangers qui nous attendent.

Cet indice nous conduit de manière évidente à l'hôtel des Comtes de Chiny, où nous recevons la deuxième photo, celle du pont Saint-Nicolas. La nuit suivante, sur ce dernier, au niveau de la stèle, un "agent" (un homme en habit de moine cistercien) nous attend et donne à Andrew une troisième photographie représentant la chapelle Notre-Dame, non sans avoir auparavant fait référence à de mystérieux « Omonoks ». Trois conclusions s'imposent : 1) plusieurs individus sont impliqués dans la distribution des indices-photographies (au moins ce « moine » et le serveur de l'hôtel) ; 2) ils ne semblent pas malintentionnés ; 3) ils ont le sens de la mise en scène (pourquoi cet épisode du pont si ce n'est pour nous impressionner ?).

Peut-être aurions-nous dû directement enquêter sur le site de la chapelle Notre-Dame, comme le suggérait la troisième photographie, mais nous avions alors d'autres chats à fouetter (ou plutôt : ils avaient une biche à préparer) et avons donc laissé cet indice de côté.

Dans la nuit du Nouvel An, Monsieur Cailloutard mentionne à nouveau ce bâtiment ecclésial autour duquel toute l'intrigue semble graviter. Et comme tous les habitants cette nuit-là, notre propriétaire paraît complètement paniqué à l'idée qu'une lumière puisse ne fût-ce que voler au-dessus de la chapelle Notre-Dame. Le lendemain, il nous rend visite pour s'expliquer. Durant la petite discussion qui s'ensuit, nous apprenons qu'il est au courant des indices que nous avons reçus et que nous ne sommes pas les premiers Bruxellois à recevoir ces photographies (le cimetière lui donnera raison). Pour finir, il nous propose d'oublier cette affaire et nous donne quelques idées de promenades. Est-ce une coïncidence si, le même jour, un « moine noir » essaie de me précipiter dans le vide, du haut de ce rocher du Hat que Monsieur Cailloutard nous avait hautement conseillé ?

Je suis convaincu qu'il y a au moins deux forces en présence dans cette ville — deux clans antagonistes : d'un côté celui à l'origine des photographies et des indices, qui semble avoir besoin de nous ; de l'autre, celui des mystérieux Omonoks, qui sont sans aucun doute à l'origine de la tentative d'assassinat du rocher du Hat et qui, selon toute vraisemblance, occupent la chapelle Notre-Dame. Est-ce l'entrée de leur repère que nous avons découverte hier soir derrière la Pietà ?

* * *

Aujourd'hui, aux alentours de midi, mes parents, ma grand-mère et ma petite cousine Chelsea débarquent à Chiny pour une courte journée en notre compagnie. Pour le dîner, nous mangeons des pipes gaumaises et un délicieux pâté provenant de la boucherie Quintin, accompagnés de fromage et de salade. Début d'après-midi, nous nous rendons au bar de l'hôtel des Comtes de Chiny. Là, le groupe se sépare : ma grand-mère et moi restons au bar tandis que tous les autres partent en balade le long de la Semois.

Le serveur se trouve dans une autre pièce du grand bâtiment hôtelier. Nous sommes les seuls clients. Je profite de la présence de ma vieille grand-mère pour lui poser une question qui me trotte dans la tête :
« Bobonne, as-tu déjà entendu parler des Omonoks ?
— Les Omonoks ? Tu veux parler des moines noirs ?
— Oui ! Tu les connais ?
— Pardon ?
— Tu connais les Omonoks ?
— Les Omonoks... Les moines noirs... Oui, oui, bien sûr.
— Ha ben ça...
— Feu ton grand-père a eu affaire à eux, dans le temps, à la carrière d'Aisemont.
— Hein ?
— Je t'ai déjà raconté l'épisode où ton grand-père a failli mourir broyé par un concasseur, lorsqu'il travaillait à la carrière à chaux d'Aisemont ? Qu'il a eu la vie sauve uniquement parce ce qu'il s'est cramponné à l'une des chaînes de la machine ?
— Oui, je connais cette histoire.
— Et celle où un camion lui a foncé dessus, lui écrabouillant une partie de la trachée ?
— Oui, je la connais aussi. À chaque fois, il a eu une sacrée chance de rester en vie !
— C'est à chaque fois un Omonok qui a fait le coup. 
— Quoi ?
— Pardon ?
— Tu viens de dire que "c'est à chaque fois un Omonok qui a fait le coup".
— Oui, les Omonoks ont essayé de tuer à plusieurs reprises ton grand-père.
Mais Bobonne, c'est quoi, un Omonok ? »
Plutôt que de répondre directement à la question, elle continue son histoire :
« Ton grand-père avait eu la très mauvaise idée de vouloir se mêler de leurs affaires, tu vois. Alors, comme toujours dans un cas pareil, ils essaient de te tuer, hein, mais sans qu'on puisse remonter jusqu'à eux. Ils te foncent dessus en voiture ou bien te poussent dans un concasseur ou dans un ravin...
— Mais...
— Hamilton, mon petit-fils préféré, jure-moi que jamais tu ne te mettras en travers du chemin d'un Omonok !
— Euh, d'accord !
— Juré ?
— Juré ! »

Au coucher du soleil, le bar se remplit de Flamands revenant de leur randonnée journalière. Ma grand-mère reprend alors une conversation beaucoup plus routinière : « Il paraît qu'en Gaume, le microclimat est très favorable par rapport au reste du pays... » Notre groupe de promeneurs revient au bar après une balade d'une heure environ et c'en est définitivement fini de la discussion sur les Omonoks...

* * *

Le soir, Léandra, Andrew et moi sommes de retour à l'hôtel des Comtes de Chiny, cette fois-ci pour un repas dans le restaurant gastronomique : nous optons tous les trois pour le délicieux « Menu du Marché » : crème de panais en amuse-bouche, quiche au Cantal ou terrine de chevreuil en entrée, civet de marcassin en plat principal, le tout arrosé par un très bon Minervois rouge. Ensuite, ils mangent un dessert pendant que je déguste un plat de fromages.

Je prends un café puis nous payons l'addition. Nous nous apprêtons à prendre le chemin du gîte lorsque la serveuse nous intercepte : « Excusez-moi... L'un de vous s'appelle-t-il Hamilton ?
— Oui, c'est moi.
— L'un de vos amis m'a demandé de vous remettre ceci. »
Elle me tend une photographie.
« Ha non ! »
Je repousse sa main d'un geste brusque.
Hamilton, mon petit-fils préféré...
« Il a insisté pour que vous la preniez, Monsieur... »
... jure-moi que jamais tu ne te mettras...
« Qu'il aille se faire voir ! »
... en travers du chemin d'un Omonok !
« Mais... »
Juré ? Juré !
« Laissez-nous tranquilles, merde ! »

Je la bouscule et sors de l'hôtel, énervé, suivi par mes deux amis.
« Pourquoi n'as-tu pas pris la photo ? me lance Andrew, intrigué.
— Parce que je n'ai pas envie de finir écrabouillé.
La statue en haut de la grange, sur cette photo jaunie que tu n'as pas prise, c'était saint Martin, non ? »

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