Âge de pierre

« J'ai achevé un monument plus durable que l'airain, plus haut que les royales pyramides, que ni la pluie qui ronge, ni l'Aquilon ne pourront détruire, ni l'innombrable suite des années, ni la fuite des temps. Je ne mourrai pas tout entier, et une grande part de moi-même évitera la Déesse funèbre. Je grandirai dans la postérité, rajeuni par la louange, tant que le Pontife gravira le Capitolium avec la vierge silencieuse. [...] »
(Horace, Odes, livre III, 30, extrait traduit par Leconte de Lisle.)

Cette salle de réunion est très certainement l'œuvre d'un architecte sadique ou stagiaire (ou les deux) : le plafond, oblique et majoritairement recouvert d'une surface vitrée, laisse passer trop de lumière, renvoie constamment l'écho des orateurs, amplifie le bruit de la pluie (ce qui est plutôt plaisant, tout compte fait) et ne nous protège pas de celui des avions. Mais la cerise sur le gâteau, la véritable touche finale de ce créateur déviant, c'est la passerelle qui nous surplombe. Oui : une passerelle ouverte qui traverse la salle de part en part et qui sert de couloir de passage pour les fonctionnaires de l'étage du dessus (mais est-ce réellement un nouvel étage ou bien seulement un demi-étage, comme dans Being John Malkovich ?). Lorsqu'une personne traverse, il faut arrêter de parler, car le bruit des pas et le claquement des portes entravent l'audition et la compréhension. « Si on remplissait cette salle d'eau, elle ferait un très bon aquarium : les visiteurs pourraient observer les gros poissons depuis la passerelle. » (Aujourd'hui, les gros poissons, c'est nous. Bloup, bloup !)

Quand je l'entends parler de pyrales, je sursaute (mentalement du moins). Parle-t-il de ces horribles petites bestioles, hésitantes dans leur vol, qui deviennent poussière lorsqu'on les écrase ? Mais quel rapport avec les supports audio ? Ha ! Ha ! Pyral ! Le spécialiste de l'enregistrement sur disques et bandes analogiques ! (Et comment dit-on « pyrale » en anglais ? « Borer », le foreur !)

« Les ouvertures de ces canettes d'Ice Tea ne sont pas alignées par rapport au dessin imprimé dessus. Elles sont percées n'importe où. C'est embêtant.
— Oui, en effet. C'est pour cette raison que je préfère cette canette de Fanta. »
Enfin quelqu'un de normal !

« Il ne devrait pourtant pas être difficile de synchroniser le processus, dans l'usine de canettes, de telle façon que l'ouverture soit toujours au même endroit et alignée par rapport au dessin. » Ce serait en quelque sorte le clin d'œil d'un ingénieur perfectionniste, un petit chef-d'œuvre de symétrie qui ravirait tous les amateurs de symétrie de par le monde, et ce serait par ailleurs du plus bel effet dans le rayon d'un supermarché.

Le monde est asymétrique, jusqu'à un certain point. Moi-même, je suis asymétrique ! Pourquoi ne serait-ce pas aussi le cas des canettes d'Ice Tea... jusqu'à un certain point ?

« Dernièrement, au rayon "bières" du Match, à Forest, j'aurais voulu prendre une photo, mais je n'avais pas d'appareil sur moi. Un obsessionnel était passé par là. Toutes les étiquettes étaient tournées dans le même sens. Toutes. J'aurais bien aimé découvrir qui était l'auteur de cette perfection.
— Sans doute un employé qui n'avait rien d'autre à faire...
— Oui, ou un client maniaque ?
— Ou un marchand de bières ? »
Le mystère reste entier.

Comment savoir si nous conservons des films en nitrate de cellulose au sein de nos collections audiovisuelles ? Il y a un moyen de vérification simple : il ne peut s'agir que de films 35 mm et la mention « Nitrate film » sera écrite sur la bande. Il y a un autre moyen : si on ouvre la boîte et si le film commence à s'enflammer tout seul, sans qu'on puisse arrêter la combustion, il s'agit d'un film nitrate. Donc il ne faut pas ouvrir la boîte... Mais si on ne peut pas ouvrir la boîte sous peine d'être brûlé, comment savoir si c'est un film nitrate ?

L'importance d'être constant.  — « Si on devait résumer, l'endroit où sont conservés vos supports audiovisuels doit respecter trois grandes règles : il faut qu'il y fasse froid, il faut qu'il y fasse sec et surtout, surtout, il faut que la température et l'humidité y soient constantes. Froid, sec et constant. Mais si vous ne pouvez respecter qu'une seule de ces règles, respectez la constance. » — Et si, au contraire, l'endroit est chaud, humide et instable ? Je n'ai pas posé la question, car je connaissais déjà la réponse, et elle est désagréable.

« Un des supports les plus pérennes, c'est la pierre. » Et de nous expliquer qu'on ne peut y stocker que quelques bits1 par centimètre carré (ce qui est vraiment très peu, comparé à une bande LTO par exemple), mais que le support peut être conservé et lu pendant très longtemps (dix mille ans sans peine, dans des conditions normales). La tendance générale est la suivante : plus on peut enregistrer de l'information sur un support, moins sa durée de vie est longue. Et ce n'est pas le seul problème : avec l'enregistrement numérique, c'est tout ou rien ; soit on peut récupérer toute l'information, soit on ne peut pas. Il n'y a pas de niveau de lecture intermédiaire, comme dans un enregistrement analogique. Non seulement la détérioration dans le temps de tout signal binaire (inscrit d'une manière ou d'une autre sur un support donné) est inéluctable, mais en plus ce signal n'est pas directement affiché en clair : il faut une machine et une batterie de couches logicielles pour le décoder, le comprendre, le lire. — Il y a là un gigantesque problème, et non pas seulement sur le court terme : lorsque notre civilisation technologique se sera complètement écroulée (ce n'est pas un « si », mais un « quand ») et lorsque les générations lointaines auront oublié, des siècles ou des millénaires plus tard, jusqu'à la grille de décodage de nos systèmes informatiques, elles ne pourront sans doute jamais récupérer l'information comme nous pouvons la récupérer aujourd'hui sur un papyrus ou une peinture rupestre. L'information importante nous concernant devrait donc à tout prix rester disponible sur un autre support que celui-là, qui est bien trop volatil et non directement lisible. Si je voulais (mais je ne le veux pas) que mon journal soit conservé jusqu'à l'an 8000, il faudrait que je le grave dans la pierre ou dans l'airain.

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1 Fondamentalement, un bit n'est rien d'autre que l'unité d'information la plus simple qui soit, un choix binaire entre un 1 et un 0, entre un « oui » et un « non », entre quelque chose et autre chose. Plus simple que le bit, ce n'est plus une information, c'est une certitude. (Oui, il faut absolument que je lise le fameux article de Claude Shannon, ainsi que d'autres ouvrages sur « tout ça ».)

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