"Tintin" de Spielberg ou l'art de transformer l'or en plomb

Une question : qu'a donc fumé Hugues Dayez, tintinophile et critique de cinéma, avant la projection du premier épisode de la trilogie "Tintin" de Steven Spielberg (Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne), pour voir en ce film une "réussite exceptionnelle" ? Ou, à défaut d'avoir fumé une quelconque moquette de piètre qualité, que lui a-t-on donné en échange d'un tel éloge dithyrambique ? Peut-être n'a-t-il rien fumé ni reçu ? Peut-être a-t-il réellement adoré ce film ? Alors c'est à n'y rien comprendre car ce premier "Tintin" de Spielberg a tout – absolument tout de la véritable daube.

Le film commence pourtant bien : après un générique en ombres chinoises finement réalisé, nous avons droit à une première scène assez réussie au marché aux puces, avec en prime une jolie référence à Hergé et à la ligne claire. Hélas ! Si les premières minutes tiennent la route et si la technique de la "performance capture" permet parfois de très beaux rendus, le film plonge ensuite très vite dans de l'action "à la Spielberg"... Ce n'est plus Tintin que l'on regarde mais Indiana Jones ! Ou plutôt, comme dirait mon ami Vinge qui est allé voir ce film avant moi (et qui ne dit pas que des conneries), "un mélange d'Indiana Jones et du Seigneur des Anneaux".

Le scénario de ce "Tintin" s'inspire principalement de deux albums : Le Crabe aux pinces d'or et Le Secret de la Licorne. Presque aucun élément du Trésor de Rackham le Rouge ici, si ce n'est la découverte, dans les dernières minutes du film, d'une partie du trésor dans un globe terrestre au pied de la statue de saint Jean l'Évangéliste, dans les caves du château de Moulinsart. La raison de ce choix d'albums à été expliquée en long et en large : le capitaine Haddock ne pouvait pas débarquer dans le film comme par enchantement, sans aucune racine, car le public (surtout américain) n'aurait rien pigé (ha bon ? Pourquoi ?) ; il fallait donc prendre le temps d'expliquer la genèse de l'amitié entre lui et le jeune reporter, amitié qui débute effectivement dans Le Crabe aux pinces d'or.

En entrant dans la salle, je n'ai pas trop d'inquiétude : la plupart des critiques que j'ai lues affirment que la trame des deux bandes dessinées a été respectée et que les scénaristes ont créé une histoire qui tient la route. Avant la séance, je me demandais néanmoins par quelle magie ils avaient réussi à assembler ces deux récits qui n'ont somme tout que des liens très ténus (l'un traite du trafic d'opium ; l'autre de la recherche d'un trésor de pirate), mais je leur faisais globalement confiance. J'imaginais que la première moitié du film serait consacrée à la rencontre Haddock-Tintin dans Le Crabe au pince d'or, puis qu'on n'entendrait plus du tout parler du Maroc, d'Alan, du Karaboudjan ou d'Omar Ben Salaad, afin de se concentrer sur l'intrigue du Secret de la Licorne. Force est de constater que je n'avais rien compris ! Dans ce film, la chronologie des albums n'est pas du tout respectée ; au contraire, elle est entièrement démantibulée et reconstruite... Un peu comme si des scénaristes fous avaient arraché chacune des pages des deux albums, les avaient mélangées de manière aléatoire et pondu une histoire sur base du résultat... 
C'est bien joli de tout mélanger mais c'est oublier que, derrière une simplicité apparente, les scénarios d'Hergé (à l'exception des premiers) sont tous de petites merveilles de construction épurée. C'est aussi oublier que chaque album contient son univers propre, son ambiance particulière. Dès lors, je ne comprends pas comment un tintinophile peut ressortir de ce film et dire qu'il l'a adoré, car Spielberg n'a a priori strictement rien compris à une BD de Tintin.

L'intrigue : un patchwork surréaliste

L'histoire proposée ici est la suivante : Tintin achète sur une brocante la maquette d'un bateau ("La Licorne") que deux collectionneurs veulent immédiatement lui racheter. Il se rendra vite compte, après le cambriolage de son appartement, que La Licorne renferme un secret dans un de ses mâts : un parchemin qui – Tintin le comprendra plus tard – mène à la cachette du trésor du pirate Rackham Le Rouge. Jusque là, rien de neuf. 
Après, ça se complique : Spielberg a besoin d'un grand méchant (c'est plus fort que lui, il ne peut pas s'en empêcher). Il décide donc de donner ce rôle à Monsieur Sakharine, un collectionneur qui dans la BD n'a qu'une importance secondaire. Dans le film, Sakharine devient le "méchant pas beau" attitré, qui fera tout pour récupérer les trois parchemins. Plus fort encore : il s'avérera que Sakharine est le descendant de Rackham le Rouge (oui, oui !) et que toutes les actions qu'il pose sont en fait liées à une sombre histoire de vengeance contre le descendant du chevalier de Hadoque (le capitaine Haddock donc). 
Et le troisième parchemin, où se trouve-t-il ? Chez les Frères Loiseau à Moulinsart ? Que nenni ! Ces deux-là, pourtant essentiels à l'intrigue dans la BD, ne sont même pas mentionnés une seule fois dans le film. À la place, nous avons droit à une histoire tirée par les cheveux : la troisième Licorne et son parchemin sont détenus par... Omar Ben Salaad (!), dans une glace sécurisée, au sein d'un palais marocain de pacotille qui ressemble à un décor hollywoodien.
La rencontre avec le capitaine Haddock ? Elle se fait bien dans le bateau "Karaboudjan", comme dans Le Crabe aux pinces d'or. Haddock est le capitaine de ce navire mais le véritable maître à bord est Sakharine (le méchant machiavélique) aidé par Alan, le second du capitaine. La façon dont Tintin arrive à déduire que le Karaboudjan a un quelconque rapport avec son histoire de parchemin de La Licorne est rocambolesque... Barnabé (l'homme de main des Frères Loiseau dans la BD) est mitraillé devant la porte d'entrée de l'immeuble où habite Tintin. Dans la BD, gravement touché, il a juste le temps de montrer des oiseaux dans la rue (pour désigner les Frères Loiseau, mais Tintin ne comprend pas sur le coup) ; dans le film, il utilise son sang, un peu à la manière de "Omar m'a tuer" (haha !) pour marquer, une à une, les lettres "Karaboudjan" sur un journal. Bigre ! Tintin est très fort et comprend tout de suite. Ce passage, comme tant d'autres dans le film, est d'une absence complète de crédibilité. On a l'impression que Tintin avance grâce à des indices qui lui tombent du ciel juste quand il le faut : à chaque blocage, un deus ex machina... Tout le film, linéaire comme une borne d'arcade, est construit sur ce principe.

Dois-je continuer la liste des stupidités scénaristiques ? Oh oui, rigolons encore un bon coup ! (Personnellement, j'étais plié en deux dans mon siège tellement je trouvais certaines scènes totalement ridicules.) Un capitaine Haddock au regard à la limite de l'idiotie rotant de l'alcool dans un réservoir (!) pour faire redémarrer le moteur d'un avion (gné ?)... Un abordage survitaminé avec un bateau pirate en feu, en posture horizontale, faisant un "salto arrière" au-dessus de La Licorne... Plus tard, chez Omar Ben Salaad, un récital de la Castafiore (mais qu'est-ce qu'elle vient faire là, celle-là ? Passons...). Sa voix extrêmement aiguë casse la vitre sécurisée contenant La Licorne tant convoitée (une référence inversée au Sceptre d'Ottokar ?)... À ce moment, Sakharine, en hauteur, lance un oiseau domestiqué perché sur son épaule (pffff...) casser le mât du bateau et récupérer le précieux parchemin... Une scène de démolition totale de la ville de Bagghar, démolition dont Tintin se fout royalement (encore un rappel d'Indiana Jones)... Plus tard encore, Tintin fuyant en side-car, avec un capitaine Haddock armé d'un... bazooka (re-pffff). Ridicule ? Oui, mais il y a pire encore : à la toute fin, nous retrouvons Haddock en plein combat de grues (!) avec Sakharine (mais où vont-ils chercher tout ça ?)

Peut-on encore après cela, en toute honnêteté, oser ne fut-ce que mentionner le respect de l'œuvre originale ? Non, on ne peut pas. Ce bidule n'a plus rien à voir avec Tintin. Mais je vais être gentil et tolérant et rectifier la phrase : ce bidule n'a plus rien à voir avec mon Tintin (celui qui a bercé mon enfance). Peut-être ceux ne connaissant pas bien l'univers d'Hergé apprécieront bien mieux que moi ce déluge d'effets spéciaux ?


Et Hergé dans tout ça ?


Que reste-t-il, dès lors, de l'esprit "Hergé" dans ce mélange indigeste ? Hé bien pas grand chose, si ce n'est quelques "tableaux" plus authentiques que les autres : la scène du marché aux puces, celle du capitaine Haddock et de Tintin dans le désert, ou encore les passages avec Aristide le cleptomane, clairement réussis.

Pour le reste, Spielberg, tout au long du film, essaiera de nous montrer : 1) qu'il a bien lu tout Tintin (c'est bien, gamin, t'auras un caramel mou !), en mettant dès que c'est possible des références lourdingues aux autres albums, extérieures au contexte narratif général (un exemple : la scène où le capitaine Haddock tente de boire dans un avion en chute libre une bulle de whisky en apesanteur, comme dans On a marché sur la Lune) ; 2) qu'il maîtrise à donf la technique de la "performance capture" : regardez les gars, la caméra bouge dans tous les sens, je filme des contre-plongées de la mort qui tue et je n'ai même pas peur !

Quel gâchis de ne pas avoir exploité ce procédé au service d'une intrigue qui tienne la route ! Au regard de la réussite de certaines rares scènes, je me dis, à la sortie du film, qu'un autre long métrage que celui-ci était possible. Le génie d'Hergé dans Le Secret de la Licorne a été de captiver (ou pas ?) son lectorat avec une histoire qui se déroule en grande partie à Bruxelles et à Moulinsart, de le faire voyager avec une grande économie de moyens. En lisant cette BD, j'étais pourtant transporté ailleurs... Spielberg, quant à lui, ne m'a transporté nulle part...

À la sortie de la séance, Walter nous demande : "Alors, vous avez trouvé ça comment ?" (Walter adore ce "Tintin" : c'est la seconde fois qu'il le voit). Moi : "Ben écoute, franchement, les deux premiers mots qui me viennent à l'esprit sont : bouse infâme. C'est dire !". Léandra : "Je n'aime pas trop les histoires de Tintin, je n'ai donc pas un avis de tintinophile sur le respect ou non des albums, que je ne connais pas vraiment. Mais j'ai trouvé que c'était un navet !". Quant à Andrew, il n'a pas aimé non plus. Misère !

Une idée pour le prochain film de Spielberg : reprendre Johan et Pirlouit de Peyo et remplacer biquette par un T-Rex, le vieux roi par Aragorn et réaliser une scène finale où le mage Omnibus détruit l'armée du méchant avec un sort contenant au moins quatre minutes d'effets spéciaux non-stop. Si on ne fait pas ça, les Américains ne vont rien comprendre, voyons ! Ouais, ouais, c'est ça, Steven, c'est ça ! (Gros soupir.)

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