Psilocybine

L'écrit électronique pour les nuls. — À chaque fois que j'assiste à ce genre de journées d'étude, j'ai comme l'impression d'écouter les mêmes personnes réciter les mêmes communications sur les mêmes sujets, à savoir : les métadonnées, la numérisation de documents anciens, la légalité d'une signature électronique, les techniques de tri au sein d'une circonscription judiciaire de Haute-Alsace, le Web 2.0, le Dublin Core (qui est l'avenir de l'Homme, à ce qu'il paraît) et l'apport des Zéta-Réticuliens à la civilisation technologique états-unienne entre mars 1996 et septembre 1998, période durant laquelle ces extraterrestres — en orbite autour de la Lune et cachés à des centaines de kilomètres de profondeur à l'intérieur des bases secrètes qu'ils ont construites au Pôle Nord il y de cela très, très longtemps, alors que l'être humain n'était encore qu'un couillon s'essayant lamentablement à percuter un ridicule silex contre une roche ferreuse afin de créer une minuscule étincelle — ont été le plus actifs en matière de communication technoscientifique.

Donc voilà : ce matin et cet après-midi, dans une des salles de conférence de la Fondation universitaire, à Bruxelles, j'écoute avec attention huit orateurs expliquer, en gros, que nous avons encore énormément de travail à effectuer avant d'arriver à la perfection en termes de sauvegarde, de conservation et d'indexation d'un écrit électronique. Parce que, nous dit-on à différents moments, toutes nos techniques de stockage (sur disque, sur bande...) sont de la merde en barre très mauvaises, sauf peut-être la technique du gravage sur verre, mais personne ou presque ne l'a jamais utilisée et c'est bien dommage d'ailleurs — du moins c'est ce qu'on dit, je crois, dans les milieux autorisés.

Comme souvent en pareille occasion, je passe une partie de la journée en compagnie d'Adélaïde-Anne, une consœur historienne qui s'amuse également à participer de temps à autre à ce genre de colloque. (Par contre, Doëlle n'est pas là.) Je croise en outre de nombreuses connaissances (historiens, archivistes, infodociens), car ce monde est un très petit monde. « Hé ! Hamil, ça va ? », « Salut Hamilton ! », « Ha, je me doutais que tu serais là ! », « Et alors, comme ça, tu quittes l'association ? », etc. Comme d'habitude, il me faut toujours un petit moment pour être à l'aise, pour redevenir moi-même et pour dire bonjour d'un air qui ne suscite pas l'interrogation.

Je n'ai pas l'impression d'apprendre grand-chose mais je ne m'ennuie pas pour autant... Je me rends compte durant cette journée qu'il est possible d'expliquer une jurisprudence en matière de signature numérique de façon à la fois simple et comique (communication n°2) ; qu'il existe une exposition intitulée « Futur antérieur » qui mériterait un article à elle toute seule et dont il sera par conséquent peut-être question une autre fois (communication n°4) ; que l'on peut utiliser (ou ne pas utiliser) la cryptographie à des fins de signature électronique (communication n°7)...

Discussions. — À la colocation, chez Mary. J'y rencontre pour la première fois Béatrice, la compagne de Kevin l'Australien (qui n'est pas là ce soir), ainsi que Lívia, une copine hongroise de Mary. Présents également, deux autres colocataires bien connus de nos services : Jerry et Fabien...

Béatrice est une très vieille amie de Mary. Elles ont presque le même âge, se connaissent depuis l'école primaire mais ne s'appréciaient pas tellement lorsqu'elles étaient enfants : il semblerait que Mary, petite fille, était assez autoritaire (hem)... Béatrice étudie la psychologie à Louvain-la-Neuve...
« Ha ? Et quelle spécialisation ? demandé-je. Psychologie clinique ? Logopédie ?
— Tu t'y connais en psychologie ?
— Pas vraiment. Enfin, un peu...
— En fait, je voudrais me spécialiser dans la psychologie cognitive et comportementale...
(Je me rappelle l'échange dans le train avec César II...)
— Ha, tu te spécialises dans le post-béhaviorisme ?
— Euh... Oui, c'est ça... »

Lívia ne parle pas beaucoup de la soirée. Elle paraît extrêmement fatiguée. Pendant un long moment, après le repas, elle disparaît je ne sais où avec Mary. Quand elle revient dans la salle à manger, je suis en train d'essayer de convaincre les trois convives restants qu'Alan Turing était un putain de génie, un des mathématiciens des forces alliées qui a le plus contribué à casser cette saloperie de code Enigma, et qu'il a raccourci la Seconde Guerre mondiale de plusieurs années bla-bla-bla. Lívia me lance : « Ha ! Tu devrais visiter Bletchley Park, en Angleterre... 
— Ha bah oui, en effet, faudrait que j'y aille un jour...
— C'est quoi, Bletchley Park ? demande Fabien.
— Un... comment dit-on ? A mansion ?
— Un manoir...
— Un manoir où ils ont essayé de... euh... déchiffrer le code secret allemand, Enigma...
Ils ont regroupé plein de gens différents là-bas, des mathématiciens, des philologues, des cruciverbistes, des joueurs d'échecs, pour essayer de percer Enigma, la machine de guerre cryptographique allemande...
J'y suis allée avec mon copain, il n'y a pas longtemps... J'ai vu les bombs... Les bombes...
—  Les bombes ?
(Tout le monde a l'air intrigué, c'est sympa...)
— Ce sont les... euh... les ancêtres des computers... Des machines qui donnaient le cipher allemand du jour...  
— C'étaient grosso modo des ordinateurs archaïques qui pouvaient tester des millions de séquences de code par jour, afin de trouver la clé...
— Tu n'es pas obligé d'aller à Bletchley, conclut Lívia, tu connais déjà toute l'histoire ! »
(C'est quand même passionnant !)

Lívia et Béatrice sont rentrées chez elles. Mary et Jerry fument dehors. Je me retrouve seul avec Fabien et la discussion part en roue libre... J'adore quand ça se passe de cette manière. Ça me fait penser à Léandra... Je crois d'ailleurs qu'elle s'entendrait bien avec ce gars, tout compte fait. Et je pense que le Fabien en question, de prime abord très difficile d'accès, vaut la peine d'être connu. Il lit en ce moment une biographie de Nietzsche et raconte : « Ce qui est très intéressant chez ces philosophes, c'est qu'ils arrivent à vivre entièrement dans leur système de pensée... ». Je lui dis qu'il devrait lire la biographie de Wittgenstein.

Pourquoi en venons-nous à parler des pensions privées, je n'en sais rien. Toujours est-il que je lui annonce que, par principe, je refuse de cotiser à ce genre de système parce que la retraite devrait être payée de la même manière par tous et pour tous, et puis c'est tout... Mais j'ajoute par ailleurs (et c'est là que ça devient marrant) : « De toute façon, dans l'improbable éventualité où je voudrais souscrire à une pension privée, je me dis que je n'arriverai jamais à l'âge de la retraite : je mourrai bien avant !
— Pourquoi ? Tu as des raisons de penser que tu vas mourir bientôt ?
— Non, une simple intuition...
— C'est curieux.
— De toute façon, ça ne sert à rien de traîner son corps des années durant et de le voir s'amenuiser peu à peu...
Quelle drôle de façon de voir les choses. La plupart des gens ont tendance à vouloir vivre le plus longtemps possible...
— Quel intérêt ? Le fait que nous vivons ici et maintenant et que nous pouvons discuter de telles choses est extrêmement intéressant mais c'est totalement absurde. Sur l'échelle de l'Univers, ça n'a aucun sens... Alors, rallonger sa vie de trente ou quarante ans n'a aucun sens non plus.
— Je connais de vieilles personnes très heureuses... Et elles ont acquis une certaine sagesse au fil du temps...
— Une sagesse ? Qu'importe la sagesse... C'est quand on est jeune qu'on révolutionne le monde. Avec la vieillesse vient la paralysie de la pensée... Je ne veux pas être vieux... »
(C'est quelque chose qui me terrifie, bien plus que le néant : non pas la vieillesse de corps, mais bien la vieillesse de l'esprit.)

Fin de soirée. Jerry parle de l'expérience fabuleuse qu'il a eue à plusieurs reprises en absorbant des champignons hallucinogènes : « C'est incroyable. Quand tu vis ça pour la première fois, tu regardes le Monde avec de grands yeux émerveillés... Et quand tu en prends les fois suivantes, tu reconnais la sensation et tu te dis : "Chouette, ça y est, ça recommence !" Quand tu es sous l'effet des champis, tu regardes, tu entends, tu goûtes, tu sens tout de manière exacerbée. Tu es capable de t'extasier sur chaque brin d'herbe pris séparément. Tout ce que tu manges possède beaucoup plus de goût que d'habitude. Et tu développes une logique parallèle que jamais tu ne développerais en temps normal. »

Mais c'est qu'il donnerait envie d'en prendre, le salopiaud ! Je mets une option sur le projet, tout en redoutant les pensées qui pourraient se libérer si je venais à ingérer un tel désinhibiteur.

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