Stan le miraculé

(Avec Gaëlle, Léandra, Léah et Andrew dans la fabuleuse Galerie des Dinosaures du Musée de l'Institut royal des sciences naturelles de Belgique. — Je me dis que si je devais accueillir à nouveau des Français de passage à Bruxelles, je leur ferais en tout premier lieu visiter ce muséum, ne fût-ce que pour les fameux iguanodons de Bernissart qui sont toujours installés dans la vieille aile conçue par l'architecte bruxellois Charles-Émile Janlet.) 

Il s'appelle BHI 30331, Stan pour les intimes. C'est un Tyrannosaurus rex âgé d'environ 65 millions d'années (datant de la toute fin du Crétacé supérieur donc) dont le squelette a été découvert en 1987 et exhumé en 1992 dans la formation rocheuse de Hell Creek, aux États-Unis. Sur l'un des panneaux explicatifs devant son moulage grandeur nature, je peux lire le texte suivant2 :

Stan le miraculé
Le squelette de Stan le T. rex porte les traces de nombreuses blessures : côtes cassées et ressoudées, vertèbres cervicales fusionnées ou immobilisées par un surplus d’os... Et puis, il y a ce trou à l’arrière de son crâne : il correspond parfaitement à une dent de T. rex ! En fait, la plupart de ces blessures ont pu être infligées par d’autres tyrannosaures (vivaient-ils en groupe ? se disputaient-ils les mêmes proies ?) mais il y a survécu : elles étaient guéries ou en voie de guérison. 

La description de ce tyrannosaure mutilé laisse planer un curieux (mais pas spécialement désagréable) sentiment d'étrangeté. — Pourquoi ? — Parce que c'est étrange ! — Pourquoi « étrange » ? — Parce ce que ce monstre-là, unique jusqu'à un certain point, était en vie il y a 65 millions d'années environ. Il a, selon toute vraisemblance, combattu avec d'autres monstres du même genre. Le combat a laissé des traces, au point que tout être humain normalement constitué peut aujourd'hui encore facilement constater, s'il observe les bons endroits du squelette (ou de la copie du squelette), que Stan le T. rex s'est battu mais n'en est pas mort : c'est étrange ! — Mais pourquoi donc ? Cela n'a rien d'étrange : cela montre simplement la persistance de minuscules indices à travers le temps, même à l'échelle géologique ! L'exercice de la paléontologie demande une enquête minutieuse. — Justement ! C'est étrange. Et c'est d'autant plus étrange que je peux me promener dans cette galerie et regarder ces squelettes sans trouver cela étrange. Comme si toute cette exposition était un simple divertissement. Nous trouvons tout normal, parce que nous sommes habitués à tout. En fait, nous traversons la vie sans nous rendre compte de sa totale étrangeté, de sa totale absurdité. — Absurdité ? — Mais oui ! Je vois cette carcasse et je l'imagine agiter ses petits bras, mordre, dévorer, etc. J'imagine ce squelette, qui partage tout de même de nombreux points communs avec moi, manger de la chair fraîchement tuée. J'imagine la viande descendre dans un œsophage et atteindre un estomac qui tous deux n'existent plus depuis des millions d'années. J'imagine son cerveau, ses yeux, etc. remplissant une partie de son crâne... — Et ? — Et c'est étrange et absurde à la fois que nous puissions observer tout cela, et aussi que nous puissions le comprendre et l'étudier. Autrement dit que la vie ait lentement évolué jusqu'au point où une espèce puisse observer et même s'auto-observer. Mais nous aussi, nous ne serons un jour qu'un lointain souvenir dans le laboratoire de l'évolution. Le simple maillon d'une chaîne (ou peut-être même pas !). À quoi bon donc toute cette dépense d'énergie ? Et pourquoi est-ce que je passe mon temps à réfléchir à tout cela, et pourquoi même est-ce que je passe une partie de mon temps à écrire, à étudier, etc. alors que cela n'a aucune importance ?

(Le dialogue intérieur continue longtemps de cette manière, au moins jusqu'à la salle des baleines, mais je ne le montre presque pas. À la fin de la visite, je me calme et achète un recueil d'essais écrit par le sympathique et intelligent Stephen Jay Gould, intitulé Comme les huit doigts de la main, ainsi que Le Hasard et la Nécessité de Jacques Monod, un texte que — comme le notera Andrew — tout le monde connaît mais personne n'a lu. J'achète aussi deux figurines de dinosaures pour Gaëlle et un mug à l'effigie de Stan le T. rex, mug dont la destinée est de devenir mon nouveau récipient à café au boulot : on a les destinées qu'on peut.)

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1 « BHI » pour Black Hills Institute of Geological Research. Voir notamment cette page du site Web de l'institution, où une réplique à l'échelle réelle de Stan peut être achetée pour la modique somme de cent mille dollars.

2 Repris du dossier didactique disponible en ligne, p. 26.

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