Sad, Sad Song

Sad, Sad Song by M. Ward on Grooveshark

Répétition générale. — Hier en fin d'après-midi, peu avant l'arrivée de Léandra au café Potemkine, j'ai reçu un coup de téléphone de ma fille. Elle voulait absolument me parler de sa nouvelle chambre, chez sa maman. Comme souvent, la conversation était en majeure partie composée de longs silences, que ni elle ni moi n'arrivions à combler. — Ce que je ne savais pas encore, c'est que ce coup de fil de trois minutes était pour moi une sorte de « répétition générale » des trois dernières heures de la soirée, durant lesquelles, quelque part entre la loque humaine et le plancton, je n'ai (presque) rien entendu ni (presque) rien dit.

Bref sursaut d'utilité. — Hier toujours, quelqu'un s'est mis à écrire à la craie, tout en haut d'un grand tableau, deux courtes phrases en arabe. J'ai facilement compris la première : « انا شارلي », « ānā chārlῑ », autrement dit « Je suis Charlie ». Quant à la deuxième, je pense que c'était « محمّد و لولو », c'est-à-dire « Mohammed et Lulu [ou Lolo] » (une signature, tout simplement ?), mais j'en suis moins certain car j'y ai seulement réfléchi sur le chemin de retour. — Apprendre une langue étrangère servirait-il donc réellement à quelque chose ?

Triste sire. — Je me suis rarement senti aussi proche de l'ami de Ralph Waldo Emerson mentionné dans le premier article de ce journal ; ce pauvre gars qui « parcourait des miles et des miles pour que s’estompent les contorsions de son visage, les tressautements de ses bras et ses haussements d’épaules » et qui « convoitait le don terrible de la familiarité de Mirabeau ». Il m'a fallu une nuit entière (très agitée) et une partie de ce dimanche pour me remettre de la soirée d'hier, au cours de laquelle, une fois de plus, j'ai dû passer (auprès de cette souriante Aurore, mais aussi de tous les autres) pour un glorieux imbécile et un triste sire à la limite de la sociopathie, au comportement totalement incompréhensible (moi-même, je ne me l'explique pas entièrement). — Oh, comme il m'est de plus en plus difficile de supporter ces fêtes, cette musique forte, ces gens qui parlent, qui dansent et qui rient ! À chaque fois, je rentre chez moi complètement abattu, accompagné d'un cortège de pensées dépressives (notées dans mon téléphone, pour ne rien oublier) : « Je suis une tache », « Je suis un faible », « Je ne sers à rien », « Si je dois rester en vie, c'est uniquement pour Gaëlle »... (Oui, certes, j'ai déjà été plus en forme.)

Mimi25, Mimi26, Mimi27 et Mimi28. — J'ai recensé pas moins de quatre araignées dans ma chambre. Chacune semble avoir son territoire de prédilection. Cette nuit, l'une d'elles a tissé un fil au-dessus de mon lit. Du moins je le croyais. Après réflexion, je pense que cette histoire de fil faisait partie d'un rêve.

« Une expérience singulière ». (Ou comment ce que je lis s'accorde parfaitement, comme souvent, à ce que je vis, et aussi, très curieusement, m'extrait de ma torpeur matinale.) — En annexe de Que peut-on faire de la religion ? de Jacques Bouveresse1, acheté hier à la librairie Filigranes, se trouve la retranscription d'un fragment d'un manuscrit de Ludwig Wittgenstein, rédigé le 13 janvier 1922, alors qu'il était instituteur à Trattenbach. Il y est question d'une « expérience singulière » : un rêve dans lequel Mining Wittgenstein loue l'intelligence supérieure de son frère, qui s'en réjouit. Au réveil, honteux de sa vanité et pris de terribles remords, Wittgenstein fait le signe de croix tout en restant dans son lit. « Mais alors je sentis que je devais me lever, que Dieu l'exigeait de moi. Cela se passa ainsi : je sentis tout à coup ma nullité complète et je pris conscience que Dieu pouvait exiger de moi ce qu'il voulait, en posant comme condition effectivement que ma vie deviendrait sur-le-champ dépourvue de sens si je me montrais désobéissant. » (Ce genre de pensée ressemble au rite conjuratoire d'un sujet atteint de TOC. J'en sais quelque chose : j'ai aussi eu à différents moments de ma vie une sorte de Fatalité qui pouvait s'abattre sur moi à tout moment si je ne respectais pas certains rituels codifiés.) Wittgenstein dit alors s'être levé, se regardant dans le miroir, complètement brisé. Après un moment néanmoins, il décide d'aller « à l'encontre de l'ordre » et de se recoucher. En voulant éteindre la lumière, il se prend une décharge électrique et, dans un mouvement de recul, se fait très mal au coude. La douleur est salutaire : elle lui permet de détourner le fil de ses pensées. Son dernier paragraphe reste cependant d'une très grande tristesse : « Comme je l'ai dit, j'ai pris conscience aujourd'hui dans la nuit de ma nullité complète. Dieu a daigné me la montrer. J'ai, pendant tout ce temps, pensé à Kierkegaard et j'ai cru que mon état était "crainte et tremblement". »

Cri. — Pour le moment, je rêve fréquemment que je crie jusqu'à m'en étouffer. Exemple avec ce cauchemar bizarre dont je garde un très bon souvenir : je suis chez « Jean-Pierre le disquaire », à Bruxelles, avec mon père. Je veux acheter un vinyle et... une bande dessinée. Le total de mes achats est de vingt-deux euros et quelques centimes. Je compte payer avec un billet de cinquante, mais le vendeur ne peut pas me rendre la monnaie. J'essaye de trouver le compte juste dans mon portefeuille, mais je n'y arrive pas. Alors, je commence à crier et à pleurer, comme un petit enfant en colère : « Ce n'est pas juste ! Ce n'est pas juste ! » Je m'époumone, vraiment, et je finis par me réveiller en sueur, le souffle coupé. — Ha, c'est la joie pour l'instant ! Il faut vraiment que je sorte de ce merdier : ne plus boire, mieux dormir, refaire du sport ?

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1 Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la religion ? Suivi de deux fragments inédits de Wittgenstein présentés par Ilse Somavilla, Marseille, Agone, 2011.

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