Être ou ne pas être seul dans l'Univers

« 462. Je peux le chercher s'il n'est pas là, mais je ne peux pas le pendre s'il n'est pas là.
On pourrait vouloir dire : "Mais il faut pourtant bien qu'il soit là si je le cherche."
— Alors il faudrait aussi qu'il soit là si je ne le trouve pas, et même s'il n'existe pas du tout. »
(Extrait de Ludwig Wittgenstein en mode "Far West" : si le coyote n'est pas là, je ne peux pas le pendre.)

On peut chercher une chose sans jamais la trouver.
On peut chercher une chose qui n'existe même pas.
On peut chercher une chose indépendamment du fait qu'elle existe ou non.

"Sommes-nous seuls dans l'Univers ?" : que penser d'une interrogation pareille ? — Digression : je me souviens d'une soirée d'été, confortablement installé à la terrasse de la buvette du stade communal d'Ixelles, soirée durant laquelle Lewis a posé une question très proche de celle-là, sans réellement écouter les réponses de la tablée, comme d'habitude. La question exacte était : "Pensez-vous que nous sommes seuls dans l'Univers ?" Flopov, la jeune badiste, avait alors répondu du tac au tac (le sujet lui tenait à cœur) : "Moi, je crois qu'on ne peut pas être seuls. C'est impossible. M'enfin ! Quand on voit toutes ces étoiles, ce n'est simplement pas possible que nous soyons seuls". Je me souviens, pour ma part, avoir répondu qu'il était impossible de répondre par oui ou par non à ce type de question pour le moment (le sujet me tenait aussi à cœur — en tout cas, j'y avais déjà beaucoup réfléchi). Lewis a alors continué la discussion en parlant de l'invasion des Suèves de 406, mais peu importe... 

La question est terriblement floue. Que signifie "Être seuls dans l'Univers" ? Walter pourrait répondre : "Nous sommes toujours seuls" dans un sens solipsiste... Et je pourrais répondre presque de la même manière, lors d'une crise d'angoisse existentielle : "Je suis seul dans l'Univers !" — Mais, à l'ordinaire, la question est presque toujours posée dans un sens précis, qui est tout autre : "L'humanité est-elle la seule intelligence dans l'Univers ?" ou bien : "Existe-t-il une autre forme de vie intelligente dans l'Univers ?"

L'air de rien, ce genre de question en engendre une série d'autres dont les réponses sont incertaines et loin d'être évidentes, comme : "Qu'est-ce que l'intelligence ?"  — et au-delà : "Peut-on concevoir une intelligence autre que celle, facile à concevoir, qui est la nôtre ?" — ou : "Qu'est-ce que l'Univers ?"   — Nous sommes limités dans notre observation ; nous ne pouvons accéder qu'à un fragment du Monde : l'Univers observable, celui dont la lumière a eu le temps de se propager jusqu'à nous.

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Lu récemment sur le Web, un avis sceptique concernant la fameuse question de notre solitude ou non-solitude dans le Cosmos. Il s'agit d'un article de Jean-Paul Baquiast (ou à tout le moins d'un article introduit par lui ? — impossible de trancher) consacré à un livre récent de l'astrophysicien et vulgarisateur John Gribbin intitulé Alone in the Universe: Why our Planet is Unique ("Seuls dans l'Univers : pourquoi notre planète est unique", 2011)

Reprenant l'argumentation de Gribbin, l'auteur postule que l'intelligence dans l'Univers est extrêmement rare, voire unique, pour la raison suivante : la longue séquence d'événements ayant donné naissance à une forme de vie intelligente (l'humanité donc) est tellement improbable que, même en prenant pour cadre élargi notre galaxie et ses quelque 300±100 milliards d'étoiles, voire même l'Univers entier, on peut presque à coup sûr affirmer le caractère unique de la Terre et de la conscience de soi qui caractérise l'homo sapiens. L'article combat en outre le principe anthropique, à savoir la croyance que l'Univers est, dans un certain sens, taillé sur mesure pour le développement de formes de vie complexes. Il met enfin en avant l'intérêt de préserver et de protéger notre planète, du fait de son unicité une intention louable, mais qui n'a qu'un rapport très ténu avec la question de notre éventuelle solitude (on peut détruire notre planète même si elle est unique et la préserver même si elle ne l'est pas).

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Il semble qu'il s'agisse là d'une situation de "tiers exclu" (aucune troisième proposition n'est possible) : soit la proposition "La vie intelligente existe ailleurs que sur Terre" est vraie, auquel cas la proposition "L'humanité est la seule vie intelligente dans l'Univers" est fausse ; soit c'est l'inverse... Je me suis amusé à un exercice de pensée, même si cet exercice n'a strictement aucun intérêt de toute manière, ce blog en a-t-il un ?

L'exercice est le suivant : les deux propositions sur l'existence ou la non-existence dans l'Univers d'une vie intelligente en dehors de la nôtre sont-elles seulement réfutables, au sens de la réfutabilité utilisée comme critère de démarcation entre une proposition scientifique et une proposition métaphysique ? — Selon Karl Popper, une hypothèse ou une théorie doit au moins être réfutable pour acquérir le statut de scientifique ; elle doit avoir la possibilité logique d'être contredite par l'expérience physique.

La réponse à cette question semble asymétrique... La proposition : "La vie intelligente n'existe pas ailleurs que sur Terre" est réfutable car il suffirait de trouver — mince affaire ! un seul exemple d'intelligence extraterrestre pour la contredire (le programme SETI, qui braque ses radiotélescopes à la recherche d'un signal intelligent et structuré, a-t-il jamais fait autre chose que cela ?). Au contraire, la proposition : "La vie intelligente existe ailleurs que sur Terre" n'est pas réfutable car il n'existe aucun moyen de l'invalider logiquement. Il faudrait, pour cela, arriver à montrer que la vie n'existe pas ailleurs en passant au crible l'ensemble de ce qui a existé, existe et existera, ce qui est au-delà de toute expérience humaine.

Qu'est-ce que cela signifie ? Simplement que l'hypothèse qu'une vie intelligente n'existe pas ailleurs que sur Terre semble réfutable, alors que l'hypothèse qu'une vie intelligente existe ailleurs que sur Terre ne l'est pas. Cela ne signifie en rien qu'une vie intelligente existe ou n'existe pas ailleurs que sur Terre (cela est du domaine de la croyance), mais seulement que si nous voulons progresser dans ce domaine, la prudence est de mise et qu'il vaudrait mieux prendre pour hypothèse que la vie intelligente n'existe pas ailleurs que sur Terre et éventuellement chercher une trace de vie intelligente ailleurs pour invalider cette hypothèse de départ.  

Que quelqu'un comme Gribbin corrobore — ou plutôt tente de corroborer, à l'aide de probabilités — la proposition "Nous sommes seuls au moins dans la Voie lactée" n'est somme toute que très banal et ne nous fait pas avancer. La réelle avancée serait que quelqu'un réfute la proposition. Si aucune réfutation n'est faite — ce qui est le cas actuellement , ce n'est pas si grave...

J'écris cela et en même temps, je me rends compte de l'inintérêt de pareil développement intellectuel. Dans la mesure où nous ne savons strictement rien au sujet de l'existence ou non d'une intelligence extraterrestre, développer une telle argumentation n'est rien d'autre que de tourner en rond. Difficile de savoir comment aborder quelque chose de totalement inconnu. 

J'aime construire un château de cartes pour souffler dessus quelques minutes plus tard... Tout ce que nous savons, c'est que nous ne savons rien. Des propositions comme "Nous sommes seuls dans l'Univers" ou "Nous ne sommes pas seuls dans l'Univers" sont indécidables à l'heure actuelle ; elles ne rentrent même pas dans le jeu du "vrai" ou du "faux". Dès lors, que faut-il croire ? Ce que vous voulez : je m'en contrebalance !

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