Considérations sur le nombril et sur Wittgenstein

Ce matin, je me rends à un énième rendez-vous au CHU Saint-Pierre, à Bruxelles : Polyclinique, étage 6, département chirurgie-urologie, prenez-un-ticket-en-passant-s'il-vous-plaît – je commence à connaître. Le chirurgien qui m'a opéré doit vérifier que mon nombril se cicatrise convenablement, et aussi enlever les fils. (Jusque là, rien de drôle.)
Une des dames de l'accueil – celle qui avait embrassé des hérissons il y a un mois (toute une histoire) – a retrouvé sa voix, mais ce n'est pas elle qui s'occupe de moi : elle joue un rôle d'assistante sociale apparemment, car elle conseille un monsieur qui n'a pas l'air d'être couvert entièrement pas sa mutuelle... Accoudé au guichet, attendant que ma carte SIS veuille bien fonctionner (il faudra la passer sous un robinet pour qu'elle soit lisible !), j'ai le temps de jeter un œil – au sens figuré ; je ne suis pas en ophtalmologie – sur le local du secrétariat : à l'arrière, une grande banderole "Happy Halloween" et, dans un coin sur ma droite, une note sur papier A4 blanc qui attire mon regard. Son titre : "Consignes pour optimiser et faciliter le travail, réalisées par les Archives". Ha ! [Interjection hamiltonienne] Comme dans toutes les grandes administrations, je suppose que les archivistes de l'hôpital se mordent les doigts en récupérant les documents disparates provenant des différents services... Alors, comme dans toutes les administrations, ils ont créé une petite note interne pour que le travail d'archivage soit réalisé partiellement en amont, petite note que les différents services placardent dans un des coins les plus reculés du bureau : logique ! Avec quoi ils viennent, ces ramasse-poussières ?

Le chirurgien reçoit ses patients les uns après les autres en les appelant par leur nom de famille. Quand arrive mon tour, il m'interpelle avec un grand sourire : "Haaa, Hamiltono, alors, comment ça va ?". En enlevant mes fils, il se lance dans une série de considérations intéressantes sur mon nombril : "Vous avez un nombril assez particulier, très profond ; d'habitude on le reconstruit à l'identique mais dans ton cas [il hésite constamment entre le "tu" et le "vous"], j'ai dû passer par le côté... Le résultat est concluant", ou encore : "Les patients cicatrisent de manière différente. Tu es parmi ceux qui cicatrisent le plus vite – je vois très bien ça –, avec une excellente reconstruction cellulaire !" (Ben chouette alors !). Il m'explique comment remplacer la gaze et me donne un petit stock de pansements et d'iso-Betadine® : "Mets-les dans ta poche pour ne pas qu'ils les voient quand tu sors, parce que normalement je ne peux pas te donner ça !" (il me fait toujours autant rire, ce type). Je dois retourner chez lui dans un mois pour une dernière (?) vérification.

Après ma visite chez le chirurgien, direction Charleroi, en train, pour manger avec mon ami Fred Jr.

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Je retrouve Fred devant le Mc Donald's de la Ville-Basse, à Charleroi. Nous décidons d'aller manger une pizza à deux pas de là, à l'Hippopotame (un restaurant connu de tous les Carolos : j'y allais déjà avec mes parents quand j'étais tout petit). Fred est en forme : son boulot routinier l'emmerde prodigieusement mais c'est secondaire. Au centre de la discussion : les jeux vidéo (il joue actuellement sur console au tout nouveau "FIFA 12" ainsi qu'à un jeu d'infiltration du nom de "Uncharted 2: Among Thieves" : il n'est pas mal foutu, dixit Fred, mais cependant moins subtil qu'un "Metal Gear Solid" – un must en matière de jeu d'espionnage, qui m'avait tenu en haleine des semaines entières à l'époque de la PlayStation) ; le film Tintin qui sortira bientôt dans les salles et qui risque de faire un malheur en Belgique, tant les critiques son unanimement positives (d'habitude, je n'aime les grosses productions de Spielberg mais, fan de Tintin depuis que je sais lire, j'ai bien l'intention de faire une exception et de me ruer dans une salle de cinéma à la sortie du film) ; les objets de collection (Fred est un collectionneur, ou plutôt un acheteur/revendeur ; il me parle d'un collectionneur d'objets "Tintin", qui habite justement Charleroi et qui aurait racheté un vieil hall d'usine pour y créer, dans le futur, une exposition permanente à la gloire du héros à la houpette).

Après la pizzeria, nous nous promenons dans les rues de la Ville-Basse. Dans la rue de Dampremy (une des seules rues commerçantes de Charleroi qui a encore un peu de gueule), nous nous arrêtons devant Tropica BD, un joli magasin de bandes dessinées qui consacre actuellement une de ses vitrines à... Tintin (quelle surprise !) : "Commandez votre bateau 'La Licorne' dès aujourd'hui ! Seulement 500 exemplaires. 1995,50 euros". C'est gentil mais non. Juste à côté, un magasin de vêtements du nom de "Hamilton". Mon blog commence à faire des émules !

Fred reparti à son boulot, je flâne une petite heure dans Charleroi. Je m'étais promis de ne pas faire un crochet par la librairie Molière mais je ne peux m'en empêcher : c'est plus fort que moi, l'occasion est trop belle... Allez, Hamilton, juste un livre, un seul... Deux à la limite si tu trouves un bon bouquin de SF. Je ressortirai avec un seul livre – un miracle uniquement dû à ma situation bancaire déplorable –, un de ceux que je voulais absolument lire depuis un bon bout de temps, tout en remettant l'idée à plus tard : le fameux Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein (oui, je sais, dit comme ça, ça ne donne pas vraiment envie).


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J'en reparlerai sans doute plus longuement lorsque je l'aurai lu en entier, mais je peux dès à présent écrire quelques paragraphes sur ce relativement court texte (à peine une centaine de pages) qui constitue une des pierres angulaires de la philosophie du XXe siècle. Déjà rien que sur le plan formel, le Tractatus logico-philosophicus (1921) diffère de tout autre bouquin de philosophie, par son découpage mathématique et son utilisation singulière de la numérotation. Ainsi Wittgenstein coupe-t-il son texte en 7 propositions principales numérotées de 1 à 7 (jusque là, rien de particulier). Lorsqu'il veut approfondir un point particulier en rapport avec une des propositions, il développe la numérotation selon son "poids logique" : ainsi la proposition 1.1 est-il une remarque (d'importance élevée) à la proposition 1 et 1.11 une remarque à la proposition 1.1 (une remarque de la remarque de la
proposition initiale). Cela donne une série d'aphorismes à la numérotation unique et originale.

Sur le fond, l'ouvrage est également d'une originalité monstre. Dès les premières lignes de l'avant-propos, Wittgenstein avertit le lecteur : "Ce livre ne sera peut-être compris que par qui aura déjà pensé lui-même les pensées qui s'y trouvent exprimées" (ou, plus prosaïquement : passez votre chemin, car il y a des chances que vous soyez à côté de la plaque). Plus loin : "En vérité, ce que j'ai ici écrit n'élève dans son détail absolument aucune prétention à la nouveauté ; et c'est pourquoi je ne donne pas non plus de sources, car il m'est indifférent que ce j'ai pensé, un autre l'ait déjà pensé avant moi" (une belle tarte dans la figure de tous les philosophes qui ont peur de leur ombre, autrement dit qui sont effrayés d'avancer la moindre idée sans se référer à une glorieuse référence passée). Et ces fameuses propositions, quelles sont-elles ? Le livre commence sur "1 – Le monde est tout ce qui a lieu." et se termine par "7 – Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence."

Mais de quoi ça parle ? Encore aujourd'hui, c'est un débat. Bertrand Russell, le mathématicien-philosophe, ami de Wittgenstein, qui a écrit la préface de ce livre et qui a tenté dans cette dernière d'expliquer son propos, s'est fait désavouer par Wittgenstein lui-même : "La finesse de ton style anglais", écrit ce dernier à Russell, "s'était (...) perdue dans la traduction, et ce qui restait n'était que superficialité et incompréhension." Bigre ! Il n'y va pas de main morte en matière de démolition, l'ami Ludwig. La remarque rappelle presque la préface de Nietzsche pour son Antéchrist : "Ce livre appartient au plus petit nombre. Peut-être n’est-il encore personne au monde pour lui, tout au plus me liront ceux qui comprennent mon Zarathoustra (...). Eh bien ! Ceux-là seuls sont mes lecteurs, mes véritables lecteurs, mes lecteurs prédestinés : qu’importe le reste ? – Le reste n’est que l’humanité. – Il faut être supérieur à l’humanité en force, en hauteur d’âme, – en mépris..." (le texte intégral est ici). Autrement dit : "Vous êtes presque tous des cons, des moules sans cervelle. Très peu d'humains arrivent à ma cheville. Je vous emmerde et je rentre à ma maison."

Ça ne nous dit toujours pas ce que contient ce fameux Tractatus. Cet ouvrage est considéré, à tort ou à raison, comme une des "bibles" (humour, humour) du positivisme logique (notamment mis en avant par le Cercle de Vienne ou par des penseurs comme Bertrand Russell), qui argue qu'une proposition ne peut être considérée comme vraie ou comme fausse que si elle peut être vérifiée. C'est ce qui découle du fameux dernier aphorisme du Tractatus : "Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence". Pour ces nouveaux positivistes, un poème, une œuvre de fiction, un exposé métaphysique sont des éléments de langage qui ne peuvent donner un sens au réel. Suivant cette logique, affirmer que "dieu existe" ou que "dieu n'existe pas" est vide de sens car cela dépasse le domaine du vérifiable. 
C'est un débat compliqué dans la mesure où Wittgenstein lui-même a évolué par rapport à cette "œuvre de jeunesse" et aussi parce qu'on a placé dans ce texte des idées que l'auteur n'a a priori jamais voulu exprimer. La suite au prochain épisode, donc.

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Depuis cet après-midi, je suis à la Maison du Peuple, seul et peinard. Je travaille à rattraper le retard sur ce maudit blog (c'est gagné !), mais aussi sur la conclusion d'un texte pour mon boulot, que je devais rendre l'année dernière (hé oui, toujours ce même texte !).

À la table d'à côté, pendant deux heures, deux amies dont une semble aller très mal : ça ne va pas bien du tout avec son compagnon. Elle hésite à le quitter. Tergiversations. Conseils et réconforts de son amie (c'est sympa à voir). Mais j'ai également, pour je ne sais quelle raison, l'impression de voir Maïté, il y a quatre ans, discuter de moi avec une amie imaginaire : "Non, mais franchement, là, quitte-le, ce pauvre type. Il ne fait vraiment aucun effort pour toi. Si ça tombe, il ne t'aime plus". (Si ça tombe, ce n'est même pas vrai !) 

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Addendum tardif

À une autre table, plus tard.
– Tu écris quoi ? Désolée, je suis curieuse...
– Euh, en fait, c'est un blog.
– Un blog ? Comment on crée un blog ?
– Il faut juste avoir un compte et... euh... écrire de temps en temps...
– Ah. Et tu écris quoi ?
– Euh, ça peut paraître bizarre mais j'y écris à peu près tout ce qui m'arrive dans la vie, chaque jour.
– Et là, tu écris sur quoi, là, vraiment ?
– Sur... euh... sur un philosophe qui s'appelle Wittgenstein mais d'habitude je ne parle pas spécialement de ce genre de sujet, euh...
(Je sors le Tractatus de mon sac : regard interloqué.)
– Ça parle de quoi ?
– Ben en fait, je ne le sais même pas moi-même : c'est d'ailleurs ce que j'écris justement dans ce blog. Que je ne sais pas encore vraiment de quoi ça parle.
– Ha.
– Mais disons que ça parle de ce qu'est la réalité. Non. Plutôt de la façon d'aborder la réalité. De ce qui est abordable et de ce qui ne l'est pas... Euh...

Le gars avec qui elle boit un verre est revenu des toilettes. Il me dit : "Ha ! La réalité... Qu'est-ce qui est réel et qu'est-ce qui ne l'est pas ?". Ces deux-là, on va les appeler Wali et Darnia. Lui est électronicien, a été professeur de mathématiques ; elle est chef de cuisine de profession, a travaillé aux Bozar. Ils sont là depuis des heures. Ils me convient à leur table, en cette fin de soirée à la Maison du Peuple. Ils sont tous les deux célibataires (la question a été abordée durant la soirée) et sirotent tous les deux une grosse chope de bière blanche.

Au départ, c'est elle qui me pose plein de questions (sur mon boulot, etc.), puis c'est lui qui remplit la plupart des blancs de la conversation, notamment sur le fait que les Belges, principalement les Belges francophones, sont un peu "morts" comparés aux Français. J'ai l'impression qu'il me décrit moi personnellement, et non pas le "Belge typique", que je considère comme foncièrement plus jovial et bon vivant qu'un Français (tant qu'à être dans les stéréotypes, allons-y gaiement). Et puis merde, je peux aussi être jovial quand je ne parle pas de Wittgenstein.

Darnia finit par partir (elle est fatiguée, la bière passe mal, etc.) et je termine la soirée avec Wali. C'est un habitué de la Maison du Peuple (on fait tous les deux un signe à Térence, un des patrons, en fin de soirée : marrant). 

Si ça tombe, je vais le revoir. Si ça tombe, je vais la revoir.

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