Technosystème & démocratie

Lu ce matin dans le train : un texte du philosophe finlandais Georg Henrik von Wright paru dans Le mythe du progrès, une série d'articles compilés sous forme de recueil en 1993 (2000 pour l'édition française de poche que j'ai sous la main). Le texte en question reprend une communication que von Wright a donnée lors d'un séminaire qui a eu lieu à Stockholm le 21 septembre 1992. 

Le titre du livre est évocateur mais ne donne qu'une vague idée de son contenu. On pourrait croire que l'ouvrage constitue une critique en règle de l'idée même de "progrès", mais ce n'est pas ça : il s'agit plutôt de mettre le doigt sur le mésusage qui est fait de ce terme, sur son inévitable évolution ainsi que sur les mythes qui l'entourent. Parmi ceux-ci, se trouve une certaine vision téléologique de l'histoire humaine, dont la thèse principale est que l'humanité se dirige toujours vers un mieux, vers un optimum. L'idée est ancrée dans notre civilisation depuis, au bas mot, la philosophie des Lumières et a notamment été réactualisée à l'époque de la Révolution industrielle.

Digression : il n'est pas spécialement question de critiquer le "progrès" en tant que tel — ô combien ce terme est vague ! — mais bien l'idée selon laquelle le progrès serait quelque chose de constant et de nécessaire (à prendre ici dans le sens strict de non contingent). Un souvenir : lors d'une pause café à mon travail la semaine dernière, j'ai parlé un instant (sans toutefois susciter beaucoup d'enthousiasme — on se demande pourquoi) du fait qu'il est assez périlleux d'ériger tout concept au rang d'absolu. Ma collègue Wynka m'a alors répondu par une seule phrase, qui m'a marqué : "Il y a pourtant certaines idées qui nous transcendent, comme celle du progrès !" Hé bien je ne suis pas d'accord avec cela... Pourquoi le progrès serait-il transcendant, autrement dit dépasserait le cadre de la réflexion humaine, existerait avant et après l'humanité ? (À noter qu'il existe dans l'histoire de la pensée humaine l'exact inverse, à savoir la mise en évidence d'un déclin [en témoigne notamment la succession des âges dans la mythologie grecque : de l'Âge d'or à l'Âge de fer ; du meilleur au pire], de même que celle d'une forme de pensée "statique" [le "Rien ne change jusqu'à la fin des temps" de la pensée chrétienne médiévale, pour résumer].)

Mais le fait de catégoriser une société sur base d'un progrès, d'un déclin ou d'un statu quo n'est-il déjà pas en tant que tel une forme de prise de mesure en accord avec un référentiel, qui serait (actuellement) le progrès, justement ? Sans l'idée de progrès, comment concevoir celle de déclin, et réciproquement ?

Dans son article, von Wright utilise le terme "technosystème" pour évoquer la structure aux contours très flous découlant de l'organisation scientifique et technique de la société occidentale, structure qui a joué une influence profonde jusque dans notre organisation sociale, dans de nombreux secteurs : l'économie, la finance, les transports, la communication, l'éducation... Von Wright oppose ce technosystème, qu'il considère comme "transnational" et qu'il identifie comme une technocratie (c'est-à-dire une forme d'organisation de la société où ce sont des experts, des "techniciens" qui sont au centre des décisions importantes) à la démocratie des États-nations.

Les deux paragraphes qui suivent (pages 79-80) me paraissent d'une très grande acuité et d'une très belle honnêteté. Ils reprennent, mais de manière beaucoup plus claire, ce que j'essaie parfois d'expliquer — en bégayant — dans certaines discussions, lorsque je déclare que nous vivons dans un simulacre de démocratie, car nous ne sommes pas du tout maîtres d'un choix primordial : celui du cadre économique et technique qui régit notre vie. Nous subissons le technosystème, en quelque sorte.
« [Le technosystème] contraste avec le système politique ou l'exercice du pouvoir qui, dans les pays démocratiques, directement ou — d'ordinaire — indirectement, est fondé sur l'expression de la volonté de la majorité du peuple. Le technosystème tend à devenir mondial, global, inter- ou, plus rigoureusement, transnational. Le système politique est traditionnellement organisé en États-nations. On pourrait, sous forme de slogan, parler du régime du technosystème comme d'une technocratie, et du système politique comme d'une démocratie.
Il règne entre les deux systèmes des tensions de diverses sortes. Une de leurs expressions est la tendance du système politique à dépasser lui-même les frontières et de créer des unités à partir d'États antérieurement souverains. L'exemple le plus avancé d'une telle tendance est le développement d'une fédération ou d'une union européenne, un dépassement de frontière qui, toutefois, peut aussi être apprécié d'un autre point de vue. Les systèmes politiques nationaux sont en train d'être avalés par le technosystème global. Les gouvernements et les parlements se trouvent placés devant des réalités à l'émergence desquelles ils n'ont aucune part — ou peu de part, mais d'après les exigences et les conséquences desquelles ils doivent conformer leur propre processus continu de décision. Les systèmes politiques se retrouvent alors dans une étrange position intermédiaire entre d'un côté les électeurs ou le peuple, dont ils tiennent leur mandat, et de l'autre côté la pression de forces que les gouvernements nationaux eux-mêmes ne peuvent diriger. Cela crée une rupture de confiance entre les peuples et leurs dirigeants élus. On a l'habitude d'en évoquer un symptôme sous la forme du mépris de la politique. Plus grave est la perte chez les électeurs du sentiment d'appartenir et de déterminer la manière dont on veut vivre à travers l'appareil d'État démocratique. L'individu, qui ne se vit plus comme citoyen dans une communauté, où sa volonté est aussi une force codéterminante, devient alors une personne privée plongée dans une autocontemplation narcissique. »
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Train de retour vers Bruxelles en compagnie de Yama, d'une bière et d'un thermos de café. nous discutons d'Amy et de Zapata (qui sont actuellement en Argentine) et de leur blog de voyage. Honte sur moi : je n'ai pas encore eu le temps de réaliser leur carte du Mexique — hem — et pour tout dire, j'ai un énorme retard sur la lecture de leur périple. 

Autre sujet de discussion, à la suite d'une question de Yama : les auteurs de science-fiction qui ont étayé leurs histoires grâce à des points de vue scientifiques rigoureux. Je cite Gregory Benford de mémoire, mais j'aurais tout aussi bien pu parler de Greg Bear (dont le nom ne me revenait pas), un des grands de la hard-science (dont voici un exemple, que je n'ai pas lu, mais qui a l'air bien, tiens !). Par ailleurs, Jonas serait sans doute de meilleur conseil que moi sur ce sujet...

Dans le wagon, je suis intrigué par un petit bout de papier qui git par terre, à un mètre à peine de nos sièges. Je le ramasse (pourquoi ?). Il s'agit d'une petite feuille de bloc-note contenant, au recto comme au verso, des évaluations de budget écrites rapidement au bic. Je la regarde et la montre à Yama, dont la conclusion est... hem... que l'auteur de ce brouillon n'a vraiment pas la même notion de "budget" que nous. Le papier contient une série de calculs sur base d'une épargne de 65.000 euros et de dépenses diverses. Cela donne à l'arrivée : "Reste 7800 pr vacances". Je me fais la réflexion qu'actuellement, pour mes propres vacances (au Canada, normalement), je suis arrivé à économiser le centième de ce montant, mais en négatif, soit -78 euros... Peu importe, ça ne m'empêchera pas de partir. Mais ça ne s'appelle pas une épargne, dans ce cas, Hamilton : il s'agit au contraire d'une forme de dette.

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Après le train : Maison du Peuple ? Pas Maison du Peuple ? 
Maison du Peuple. Seul avec un PC et des livres.
J'y reste toute la soirée sans parler à qui que ce soit, si ce n'est aux serveurs.
Pourquoi pas ?

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