Rothko

« When a crowd of people looks at a painting, I think of blasphemy. »
(Mark Rothko)

J'ai retrouvé il y a peu, dans la biographie de Rothko signée James E. B. Breslin1, les deux anecdotes qui m’avaient tant marqué lors de la conférence du 30 mai 2013 au théâtre Marni.

En juin 1959, flânant dans le bar d’un bateau transatlantique à destination de Naples, Rothko rencontre John Hurt Fischer. Rapidement convaincu que ce dernier n’est pas du tout lié au monde de l’art, Rothko lui apprend qu’il a reçu la commande d’une série de larges toiles pour les murs d’un prestigieux restaurant (The Four Seasons) qui s’installera à l’intérieur du Seagram Building alors flambant neuf — un endroit où, selon les dires du peintre rapportés par le même Fischer, « les plus riches bâtards de New York viendront pour manger et frimer. » Rothko dévoile ensuite son plan : « J’ai accepté cette commande avec des intentions strictement malicieuses. J’espère ruiner l’appétit de tous les fils de pute qui mangeront jamais dans cette salle », et ce à l’aide de peintures qui leur donneront la sensation « qu’ils sont piégés dans une pièce où toutes les portes et fenêtres sont murées, de sorte que tout ce qu’ils puissent faire, c’est de se cogner continuellement la tête contre le mur. »2

Le 16 janvier 1961, lors de la soirée d’inauguration d’une exposition au Museum of Modern Art qui lui est entièrement consacrée et qui réunit le gratin artistique newyorkais de l’époque, Rothko est triste, proche du désespoir. Le lendemain, à cinq heures du matin, il se présente à l’appartement d’un ami à qui il déclare : « Je suis désespéré parce que tout le monde peut voir à quel point je suis un imposteur. »3 James Breslin cite le peintre Robert Motherwell (On Rothko, 1970) : Rothko « avait peur de montrer son travail, en partie parce qu’il craignait que la nouvelle génération le trouve ridicule »4, et aussi : « Il aimait qu’on le considère comme un génie — une visite à son studio était une audience — [mais] au plus profond de son être, il avait également une ambivalence profondément enracinée, un doute persistant, interrogeant ses proches pour savoir s’il était oui ou non réellement un peintre ; un doute qui dépassait de loin les doutes habituels d’un artiste au travail — un doute ultime, à tel point qu'à ses yeux, il était toujours possible que ceux qui achetaient ses toiles [...] soient complètement fous et lui un charlatan prestidigitateur de couleurs. »5

Dédain pour l’apparat et les mondanités, syndrome de l’imposteur : ces deux anecdotes, associées à d'autres indices, m'ont directement mis en confiance. Rothko ne triche pas : c'est un radical, un puriste qui préfère racheter une de ses œuvres plutôt que de la voir accrochée dans une maison bourgeoise en guise de simple décor. Je peux donc le ranger, sans crainte d'être trahi, dans le cercle très restreint des intellectuels de confiance — le cercle de mes « amis morts ».  

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1 James E. B. Breslin, Mark Rothko. A biography, Chicago, The University of Chicago Press, 1993.
2 « [Rothko] opened the conversation by revealing "that he had been commissioned to paint a series of large canvases for the walls of the most exclusive room in a very expensive restaurant in the Seagram building–‘a place where the richest bastards in New York will come to feed and show off’." "I accepted this assignment with strictly malicious intentions," Rothko declared. "I hope to ruin the appetite of every son of a bitch who ever eats in that room," and he hoped to do so with paintings that would make the diners "feel that they are trapped in a room where all the doors and windows are bricked up, so that all they can do is butt their heads forever against the wall." » (Ibidem, p. 376.)
3 « I’m in despair. It’s because everyone can see what a fraud I am. » (Ibidem, p. 7.)
4 « [...] Rothko was "afraid to show his work, partly because he was afraid the new generation would find it ridiculous." » (Ibidem, p. 459.)
5 « "He liked one to treat him as a genius—a visit to his studio was an audience[—but] in his heart of hearts he also had a deep-rooted ambivalence, a persistent doubt, questionning his intimates as to whether he was a painter at all, that went far beyond an artist’s usual doubts at work—an ultimate doubt, so that his patrons, whom he sometimes terrorized or overnight made pay more, were to him possibly out of their minds and he a charlatan conjurer of color." » (Ibidem, p. 373-374.)

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