Décryptage de chanson n° 1 : Pinback, "Boo", les métaphores maritimes et la Guerre des Mondes

Plutôt que d'écrire toujours les mêmes conneries sur l'Orval et la Maison du Peuple (j'aurais pu de nouveau en parler aujourd'hui vu que j'y étais, en compagnie d'Emily et de Mary – j'étais par ailleurs d'une humeur massacrante, mais passons...), je me suis dit que j'allais débuter une série intitulée "Décryptage de chanson", dans laquelle je ferais part périodiquement de mes (pseudo-)découvertes en matière de mélodies obsédantes.

Explications : rarement, très rarement même, je suis obsédé (ha ?) par une (et une seule) chanson. Il peut s'agir d'un air qui vient de sortir comme, au contraire, d'un "machin" vieux de quarante ans. Je l'écoute une fois et c'est le coup de foudre immédiat. Je ne peux plus m'en dépêtrer : je l'écoute, je l'écoute encore, je l'écoute sans cesse, jusqu'à l'indigestion, jusqu'au moment où j'ai intégré la ligne de basse tout au fond à droite, la sous-mélodie en bas à gauche ; jusqu'au moment où la chanson, tristement, a perdu tout son mystère. Cela peut durer des semaines, des mois, voire des années, avant que je ne passe à autre chose. C'est mon côté légèrement obsessionnel.

Pour le moment, depuis quelques semaines, je me suis replongé dans les albums (et EP) de Pinback et me suis rendu compte avec une certaine surprise que j'ai tout de même vachement sous-estimé ce groupe de rock. Je ne connaissais que les deux derniers albums en date (Summer in Abaddon [2004] et Autumn of the Seraphs [2007]) et étais passé à côté des deux premiers (This is a Pinback CD [1999] et Blue Screen Life [2001]). Les deux derniers constituent d'intelligentes plongées dans le math rock (la référence à Slint est omniprésente*), alors que les deux premiers sont plus contemplatifs, parfois presque aussi mélancoliques qu'un album de Grandaddy...

Sur Blue Screen Life, je suis tombé sur "Boo".

Pinback - Blue Screen Life - 03 - Boo by Pinback on Grooveshark


Ce qui m'a marqué de prime abord dans cette chanson, c'est l'utilisation d'un court extrait de l'adaptation radiophonique, par Orson Welles en 1938, de The War of the Worlds de H.G. Wells, cette fameuse adaptation qui a provoqué une panique auprès de certains auditeurs américains, qui auraient pris l'émission en cours de route et au pied de la lettre, croyant réellement au débarquement des Martiens sur la Terre (il semblerait néanmoins aujourd'hui que la panique ait été surestimée par les médias). Une version audio de l'émission se trouve ICI, à la date du 30 octobre 1938 ; une retranscription écrite

La chanson débute par ces mots :

As I set down these notes on paper, I'm obsessed by the thought that I may be the last living man on Earth. (...) 2X2L calling CQ. 2X2L calling CQ. 2X2L calling CQ, New York. Isn't there anyone on the air? Isn't there anyone on the air? Isn't there anyone?

(Traduction – très littérale, hem) Alors que je couche ces notes sur le papier, je suis obsédé par la pensée que je puisse être le dernier homme vivant sur Terre. (...) 2X2L appelle CQ. 2X2L appelle CQ. 2X2L appelle CQ New York. N'y a-t-il personne à l'antenne ? N'y a-t-il personne à l'antenne ? N'y a-t-il personne ?

Ces quelques phrases sont, dans l'épisode radiophonique, déclamées par deux narrateurs différents : d'abord le professeur Richard Pierson, un astronome joué par Welles, retranché dans une petite maison située pas loin deGrover's Mill, qui raconte heure après heure le débarquement martien vu de (pas très) loin ; ensuite un quelconque opérateur de radio qui lance un appel désespéré pour capter un signal humain ("2X2L calling CQ...").

Dans la version originale, Pierson continue son long monologue et se pose des questions existentielles qui rappellent la question du bruit de l'arbre qui tombe dans le forêt si personne n'est là pour l'entendre :

My wife, my colleagues, my students, my books, my observatory, my, my world – where are they? Did they ever exist? Am I Richard Pierson? What day is it? Do days exist without calendars? Does time pass when there are no human hands left to wind the clocks?

Mon épouse, mes collègues, mes étudiants, mes livres, mon observatoire, mon... mon monde... Où sont-ils ? Ont-ils jamais existé ? Suis-je Richard Pierson ? Quel jour sommes-nous ? Les jours existent-ils sans calendrier ? Le temps passe-t-il si plus aucune main humaine n'est là pour remonter les horloges ?

Le titre de la chanson de Pinback, "Boo", est directement tiré de la même émission radiophonique, lorsque Welles, après une petite heure de mise en scène, en explicite le contenu, qui n'était autre que "the Mercury Theatre's own radio version of dressing up in a sheet and jumping out of a bush and saying Boo!" (la version radiophonique de l'acte qui consiste à se vêtir d'un drap, sortir d'un buisson et dire "Bouh !").

La chanson "Boo" n'a qu'un rapport ténu avec la Guerre des Mondes. Ici, il est plutôt question, en première lecture, d'un homme piégé dans un sous-marin qui coule. L'extrait radiophonique est sans doute simplement utilisé pour créer une atmosphère de crainte, de claustrophobie et de solitude. Peut-être aussi pour exprimer une certaine résignation par rapport à la situation.

La chanson continue alors sur ses propres roues et les paroles reprennent l'histoire, à la première personne, d'un pauvre marin esseulé, avec un rappel de la question de Pierson sur le temps qui passe :

Inside this leaking submarine, the hull is closing in, the water is above my ankles and I still can't get you off of my...  I don't think that we can pull this one off... We shall see, time will tell. What is time?  And why does it taste like salt water inside of my mouth?

Dans ce sous-marin qui prend l'eau, la coque se rapproche, l'eau est au-dessus de mes chevilles et je ne peux toujours pas te chasser de mon [phrase inachevée]... Je ne pense pas que nous pourrons nous en échapper.... Nous verrons, le temps nous le dira. Qu'est-ce que le temps ? Et pourquoi ai-je ce goût d'eau salée à l'intérieur de ma bouche ? 

Il y a deux manières d'interpréter ces paroles : 

1) premier niveau : le narrateur est dans un sous-marin, l'eau monte (d'abord jusqu'à ses chevilles, puis jusqu'à sa tête) et les murs sont en train de l'écraser. Peut-être ne termine-t-il pas une de ses phrases ("I still can't get you off of my...") car l'eau lui arrive à la bouche ? En bref : il risque de mourir noyé ou compressé. Cependant, ce qui occupe son esprit n'est pas sa mort prochaine mais bien une personne, à laquelle il ne peut s'empêcher de penser. A priori, ça ressemble à une déclaration d'amour éternel.

2) second niveau : le sous-marin est la métaphore d'une relation qui prend l'eau. Le narrateur ne peut s'empêcher de penser constamment à l'être aimé mais se rend parfaitement compte que la relation est vouée à l'échec (il voit l'eau monter à vue d'œil, mais se sent impuissant ; il a un drôle de goût dans la bouche...). Cette façon de voir les choses explique à merveille la phrase : "Nous verrons, le temps nous le dira". Dans cette optique, le narrateur enterre les problèmes, il les remet à plus tard. En bref : il noie le poisson (encore une métaphore maritime). 

Le refrain...

Some day, I will sail again to a distant shore far away...
Un jour, je naviguerai à nouveau vers un lointain rivage...

... peut être lui aussi compris de plusieurs façons : 1) alors qu'il est en train de sombrer, il rêve qu'un jour, il atteindra à nouveau la terre ferme ; 2) un jour, tout ira de nouveau bien avec l'être aimé ; 3) un jour, il refera sa vie avec quelqu'un d'autre.

Dans la suite de la chanson, d'autres questionnements :

If the line snaps and there's no air, will you hold me?
If I'm asleep, will you wake me?
If this rises and we hit the waves, will you dive back down?

Si la ligne se brise et qu'il n'y a plus d'air, est-ce que tu me tiendras ?
Si je suis endormi, est-ce que tu me réveilleras ?
Si ça remonte à la surface et touche les vagues, est-ce que tu replongeras ?

Encore une histoire de sous-marin qui pourrait remonter... Prises métaphoriquement, ces paroles précisent qu'il s'agit d'une relation amoureuse qui se passe mal. Les questions que le narrateur pose inlassablement, de manière détournée, sont les suivantes : "Si tout va mal dans notre couple, me quitteras-tu à la moindre occasion ?" et "Si ça va mieux, vas-tu replonger ?". On a presque l'impression qu'il en veut à sa moitié d'être dépressive, autrement dit de toujours vouloir "replonger".

Something's tugging on my leg and there it goes. Shallow water must be on the horizon but still too far to go... Spilling blood so fast I can't keep up much more. Sorry, sorry, can't go no more. (...)

Quelque chose appuie sur ma jambe puis s'en va. Des eaux peu profondes sont sans doute à vue d'œil mais restent hors d'atteinte. Le sang s'écoule tellement vite que je ne peux plus tenir. Désolé, je ne peux continuer. (...)

Toujours la thématique de l'objectif inatteignable... La chanson se termine sur la version radiophonique de The War of the Worlds, sur une autre phrase de Pierson, à peine audible : "I look down at my blackened hands".

Pas étonnant que j'aime cette chanson : la référence à Welles y est omniprésente, le thème est à la fois tragique, romantique et mélancolique et – cerise sur le gâteau – le texte contient au moins dix-sept métaphores maritimes ! C'est plus que je n'en demandais !

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* T'avais dit que tu n'en parlerais plus.  

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