Cairn

« Chacun qui est sorti de ses premiers rêves de jeunesse, qui considère son expérience propre et celle d'autrui, qui a promené son regard dans la vie, dans l'histoire du passé et de son époque, et enfin dans les œuvres des grands poètes, celui-là, à supposer qu'aucun préjugé profondément ancré et indélébile ne paralyse sa faculté de juger, admettra la conclusion que le monde des hommes est l'empire du hasard et de l'erreur qui y gouvernent sans pitié, à petite comme à grande échelle, épaulés par la bêtise et la méchanceté qui agitent leur fouet. » (A.S., Le Monde..., § 59.)

(Après l'austérité de Wittgenstein, Schopenhauer est comme une explosion !)
Quiconque me connaissant un tant soit peu, ne fût-ce qu'à travers ce journal, trouvera l'affirmation qui suit pour le moins étrange : je suis heureux. Heureux non pas de façon fugace et ponctuelle, comme ce fut le cas à diverses reprises au cours de ces quatre dernières années, mais de manière pleine et entière. Je l'étais hier, je le suis encore aujourd'hui et, pour la première fois depuis des années, je sais que je le serai toujours demain.

L'on pourrait croire que la lecture attentive de Schopenhauer-le-pessimiste, aux yeux duquel la vie terrestre ne permet aucune « authentique félicité », me plongerait dans la pire des dépressions. Or, c'est tout le contraire qui est en train de se passer, pour une raison qui tient sans doute en partie à ma façon de marcher à contre-sens : l'optimisme béat me désole tandis que le pessimisme véritable me soulage. Rencontrer, au hasard des lectures, un pessimiste génial et ironique qui conçoit le monde à la manière d'une immense tragédie me remplit littéralement de joie ! (Voilà donc le sens de ce que j'écrivais déjà ici, à savoir que « quand je suis heureux, j'aperçois tout aussi bien l'inanité de l'existence, mais plutôt que de m'en démonter, j'en ris de bon cœur ».)

Mais ce n'est qu'un des aspects, somme toute fort annexe, de mon bonheur actuel. Pour être exact, la lecture de Schopenhauer constitue même presque une conséquence de mon bonheur. Car si je lis des monuments de pessimisme et ne m'en porte pas plus mal, c'est déjà que tout va bien ! — Il y a donc autre chose, évidemment : pour la première fois depuis des années, j'ai réussi à me dépêtrer d'un fantôme pernicieux nommé alcool... Ce n'est pas que je ne boive plus du tout. Non. C'est surtout que je suis passé, en deux journées, d'une consommation excessive (comprendre : de 4 à 8 verres de bière ou de vin par soir) à une consommation normale (un verre, voire pas du tout). Pour une fois, la cure porte ses fruits depuis deux semaines et j'en ressens vraiment les résultats sur ma façon d'être et de vivre.

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Dans le train, ce matin, arrivant en gare de Liège, je me lève en même temps que cette nouvelle navetteuse qui, il y a quinze jours, lisait un gros ouvrage sur les nanoparticules. Elle me regarde longuement, sans sourire. Je la regarde aussi. Puis je détourne le regard. Puis je la regarde à nouveau : elle m'observe toujours en silence. Bizarre ! (Elle affiche constamment un petit air triste et sérieux, c'est très intrigant.)
(Non, non, non, non, NON !)

Au boulot, sur le temps de midi, une discussion sur l'amour. J'explique à mes collègues qu'à mes yeux, il ne peut y avoir qu'une seule façon de tomber amoureux, mais la plupart ne me comprennent pas. Je pense que Lodewijk me trouve puéril et que Wynka et Christiane sont totalement en désaccord avec ce que je raconte. Elles disent quelque chose comme : « Il peut y avoir une multitude d'expériences amoureuses différentes. » Et moi de répondre : « Nous ne décrivons pas du tout le même phénomène ! » En fait, je parle de ce mélange de pensées et de sensations physiques qui consiste à voir pour la première fois quelqu'un — le/la voir vraiment — et de se dire directement, avec la plus grande certitude, sur base du seul comportement général de cette personne : « Celle-là, je l'aime ! », sans pouvoir le moins du monde expliquer pourquoi. « Quand ça se passe de cette manière, expliqué-je, ma mémoire garde un souvenir extrêmement clair du moment ; de ce moment précis où, sans raison, je suis tombé amoureux. » Charlotte comprend parfaitement ce à quoi je fais allusion. Elle est la seule de l'équipe mais ça me rassure quand même !

(Et si tout cela n'était qu'une construction de l'esprit, un simulacre, un faux-semblant ?)

Et puis, il est question de couples qui se forment de manière « pragmatique » et d'amour « qui vient avec le temps ». J'énerve sans doute tout le monde en déclarant à nouveau, très péremptoire : « Non, non, non, on ne parle absolument pas de la même chose ! » et en affirmant haut et fort que je préfère de loin passer des années entières de célibat plutôt que de partager ma vie avec quelqu'un que je n'aime pas profondément.

« Mais tu risques de ne jamais retrouver personne !
— Parfaitement ! »
(... Et c'est le prix à payer si je veux, un jour peut-être, vivre quelque chose d'unique et de merveilleux.)

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