Heisenberg 2

Le violoniste du château de Prunn. — L'évocation par Werner Heisenberg de ses années de jeunesse1, dans le climat chaotique de l'immédiat après-guerre, ressemble par moment à un tableau romantique : au printemps 1919, avec d'autres adolescents, il est nommé agent de liaison pour les troupes occupant Munich. Lui et ses amis mènent alors pendant un court moment « une vie d'aventures marquée par une très grande liberté ». Seul, après une nuit de garde au central téléphonique, il lit les Dialogues de Platon, éclairé par les premiers rayons du soleil, sur le toit du séminaire de la Ludwigstrasse (élu quartier général des troupes temporairement stationnées dans la ville) ; plus tard, en groupe, il participe à des promenades bucoliques en forêt, dont une le long de la rive ouest du lac de Starnberg, au printemps 1920, durant laquelle lui et quelques-uns de ses amis se mettent à parler des atomes et de leur représentation dans les manuels scolaires. — Mais l'épisode le plus romantique est sans conteste celui de l'escapade au château médiéval de Prunn : tout commence avec un jeune homme qui aborde Heisenberg dans la Leopoldstrasse, à Munich, et l'invite à un rassemblement de nature politique au château de Prunn. La semaine suivante, H. décide de s'y rendre, en train, accompagné de son ami Kurt. Le climat romantique est planté : un vieux château fort installé sur un promontoire rocheux dominant la vallée de l'Altmühl, avec non loin une clairière dans laquelle ils passeront la nuit, éclairés par les feux de bois et bercés par un mélange de musique classique et de vieux chants populaires. — Heisenberg raconte les nombreuses heures passées, jusqu'à la tombée de la nuit, dans la cour du château, à écouter divers orateurs parler de l'avenir de l'Allemagne et de l'humanité, du sort de la jeunesse, des nouvelles valeurs, etc. Il explique que, pour lui, ces heures de débats manifestaient une tendance au désordre : les discours étaient passionnés, mais contradictoires, éclatés ; ils n'arrivaient pas à trouver « un chemin vers le centre ». Ensuite arrive un jeune violoniste, au balcon du château, qui se met à jouer la chaconne de Bach sous le clair de lune. Silence dans la cour du château. Et ce commentaire de l'auteur : « Les notes claires de la chaconne étaient comme un vent frais déchirant le brouillard et faisant apparaître les structures nettes cachées derrière celui-ci. » En quelques minutes, un seul violoniste avait atteint ce centre que de longues heures de discussion n'étaient jamais arrivées à trouver. (Une page plus loin, on apprend que ledit violoniste est aussi un joyeux drille amateur de calembours.)

Dirac, super-héros discret. — De toutes les personnalités évoquées dans le livre de Heisenberg, c'est de loin celle du mathématicien et physicien britannique Paul Dirac que j'ai le plus appréciée. Il se dégage de la description qu'en fait H. l'image d'un homme honnête, détestant les compromis sociaux, doté d'un esprit logique, froid et implacable (les quelques éléments biographiques glanés sur la Toile confirment cette première impression — note pour plus tard : me procurer à tout prix une bonne biographie de ce personnage). — Lors d'une discussion sur la religion, un soir dans un hôtel bruxellois à l'occasion du congrès Solvay, H. prête à Dirac, alors âgé de vingt-cinq ans, les paroles suivantes2 (lues jeudi dernier, au matin, sur le quai de la gare de Liège-Guillemins, avec un énorme sourire aux lèvres) : « Je ne sais pas [...] pourquoi nous parlons ici de religion. Si l'on est honnête — et, comme scientifique, on doit être honnête avant tout —, on doit reconnaître que la religion contient une foule d'affirmations fausses pour lesquelles il n'existe aucune justification dans la réalité. » Puis, sur l'existence d'une hypothétique entité supérieure omnipotente : « Je ne vois pas en quoi l'hypothèse de l'existence d'un Dieu tout-puissant pourrait nous aider. Ce que je vois, au contraire, c'est que cette hypothèse conduit à se poser des questions absurdes, par exemple la question de savoir pourquoi Dieu a permis le malheur et l'injustice dans notre monde, l'oppression des pauvres par les riches, et toutes les autres choses horribles qu'il aurait pu, après tout, empêcher. » Plus loin encore : « La religion est une sorte d'opium que l'on donne au peuple pour le faire rêver de bonheur et pour le consoler de l'injustice qu'il subit. » Lorsque Heisenberg, beaucoup plus tempéré, lui objecte que ce qu'il aborde dans son discours, c'est l'exploitation politique de la religion et que celle-ci peut, au-delà de cette exploitation, servir de « langage commun permettant de discuter de la vie et de la mort », Dirac lui répond sans ambages : « Par principe, [...] je n'ai rien à faire des mythes religieux, ne serait-ce que parce que les mythes des diverses religions se contredisent entre eux. Ce n'est qu'un pur hasard que je sois né en Europe et non en Asie, et ce n'est pas de ce hasard que peut dépendre ce qui est vrai, donc ce que je dois croire. Je ne peux, en effet, croire que ce qui est vrai. La manière dont je dois agir, je peux la déterminer tout simplement à l'aide de la raison, en me basant sur le fait que je vis à l'intérieur d'une communauté, avec d'autres hommes auxquels je dois reconnaître fondamentalement les mêmes droits que ceux que je revendique pour moi-même. Je dois donc agir avec loyauté, de manière à équilibrer mes intérêts avec ceux d'autrui, et cela suffira ; et tous ces discours sur la volonté divine, sur le péché et la pénitence, sur l'existence d'un autre monde en fonction duquel nous devrions orienter nos actes, ne servent qu'à voiler la simple et rude réalité. La croyance en l'existence d'un Dieu favorise aussi l'idée qu'il faut s'incliner devant une autorité supérieure, parce que cela est "voulu par Dieu" ; et ainsi, il s'agit en fait de maintenir indéfiniment les structures sociales qui étaient peut-être, dans le passé, conformes à la nature des choses, mais qui ne s'ajustent plus à notre monde d'aujourd'hui. Du reste, vos phrases sur les "grandes corrélations" et autres balivernes métaphysiques ne me plaisent pas. » (Amen !) — En fin de compte, c'est Wolfgang Pauli qui clôturera la discussion, sur une note humoristique : « Oui, notre ami Dirac a lui aussi sa religion. Et cette religion a pour premier commandement : "Dieu n'existe pas, et Dirac est son prophète." »

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1 Werner Heisenberg, La partie et le tout..., p. 13-35.
2 Pour une retranscription plus complète de cette discussion, voir : Ibidem, p. 152-155.

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