Utopia

J'ai parfois l'impression de me retrouver à côté de la discussion. Non pas au-dessus, ni au-dessous, mais à côté : deux droites parallèles, deux conversations qui jamais ne se croisent... Là où je voudrais parler d'une refonte générale du système dans lequel nous baignons pour en inventer un autre, radicalement différent, je me trouve confronté à des amis qui pensent, agissent et parlent en se référant au système en place. (Aucune critique en ces lignes, mais un constat.)

Vous dites qu'au second tour de l'élection présidentielle française, François Hollande sera confronté à Nicolas Sarkozy ; vous dites que c'est déjà acquis. Vous avez sans doute raison, là n'est pas la question. Ma question est plutôt : quel est l'intérêt d'un tel système ? La liberté des Français qui se rendront aux urnes se réduira à choisir entre A (droite molle estampillée socialiste) et B (droite qui s'assume). Le choix d'un cadre différent n'existe pas. — "Beaucoup de gens se désintéressent des élections et ce désengagement citoyen est très grave !" Mais peut-on s'attendre à autre chose qu'à de l'abdication quand les dés semblent donner un résultat assez net avant même d'avoir été jetés ? 

Je te dis : "La politique me dégoûte... — Je rectifie : la politique partisane me dégoûte." Est-ce si difficile de comprendre pourquoi ? Apparences. Bains de foule. Grands discours. Sondages. Etc. Et il y autre chose : je pense que le parti, dans sa forme actuelle en Europe et ailleurs, empêche l'arrivée d'idées vraiment nouvelles. Le parti est une corporation parmi tant d'autres. Le parti est un lobby. Mais vous me direz sans doute que le lobbying est une chose saine, que le fait de se regrouper pour défendre les intérêts particuliers d'une caste au sein d'une société est une activité démocratique normale ?


Pour pouvoir se présenter à l'élection présidentielle française, le candidat potentiel doit recueillir ses fameux 500 parrainages. Je dis que c'est une aberration, tu me réponds que c'est une affaire de logistique (car si trop de candidats se présentaient, cela deviendrait ingérable). Quel est le rapport entre la logistique et la démocratie ? La question est annexe, sans doute, mais je tique : la démocratie doit-elle se plier à une difficulté d'ordre technique ? N'est-ce pas plutôt l'inverse ? La logistique ne doit-elle pas être au service de l'objectif ? (La technocratie : croire que c'est le savoir technique, et non les idées, qui est à la base de tout choix de société.)

Tout tourne autour de l'argent, somme toute, mais je ne veux même pas parler de l'argent. Je voudrais qu'un pareil concept n'existe même plus. "Taxer les riches", "taxer les pauvres" : ces deux expressions se réfèrent à un système dans lequel est déjà contenue l'idée qu'il y a des humains qui ont plus accès à la richesse que d'autres, pour des raisons qui n'ont strictement rien à voir avec une quelconque justice — d'ailleurs, comment cela pourrait-il être juste ? Un exemple connu : la taxe Tobin, qui suggère de taxer les transactions monétaires, doit son existence au fait qu'il existe au préalable des transactions monétaires. La taxe Tobin ne remet nullement en cause le système économique prédominant. Au contraire : en s'y "opposant", elle reconnaît son existence. De la même manière, une répartition différente de la fiscalité ne remettra jamais en cause le cadre dans lequel la fiscalité s'applique. 

(On est radical ou on ne l'est pas.)


J'aimerais tant qu'on amène la discussion à un autre niveau : parler de ce qu'on produit et de ce dont on a besoin pour vivre et comment les répartir de la manière la plus équitable possible. Ce dont il question ici, c'est d'une distribution beaucoup plus égale de la production, de la propriété et des services au sein d'une population. "Mais cela suppose la confiscation des richesses alors ?" — Si l'on devait appliquer ce système à l'heure actuelle, cela supposerait en effet de rendre public une multitude de biens privés, de les redistribuer et donc de confisquer des fortunes. Il faudrait reposer la question de l'héritage et de la propriété : pourquoi certains partent avec rien et d'autres avec tout ? Selon quels critères ?

Pourquoi ne remet-on jamais en cause la notion même d'argent ? "Folie pure !" L'argent est tellement ancré en nous que nous sommes in-ca-pa-bles d'imaginer un système qui en serait dépourvu. L'usage de l'argent, nous l'apprenons implicitement dès la petite enfance, de la même manière que nous apprenons un langage. Tout comme il serait impossible — à moins d'être atteint d'une grave maladie cérébrale — d'oublier à quoi correspond la forme d'un mot que nous avons précédemment appris*, il est impossible d'imaginer un monde sans argent. Pourquoi ? Une réponse, d'ordre technique encore : parce que dans tout système économique un tant soit peu complexe, le troc devient ingérable. Il faut donc donner de la valeur aux objets, aux services, en proportion de la difficulté de les avoir, de leur rareté ou d'autres critères préétablis...

(Cette réponse d'ordre technique n'est nullement une preuve de la nécessité de l'argent... Cependant, nous vivons dans un monde où l'argent fait partie de l'existence depuis tellement longtemps que nous en sommes venus, depuis de très nombreuses générations, à la conclusion qu'il était forcément nécessaire.) 

Le concept même d'argent contient en lui l'idée que l'on n'a rien sans rien ; que si l'on produit quelque chose de concret (une ressource, un produit...) ou d'abstrait (une idée, une musique, un texte...), ce "quelque chose" a de la valeur et doit être échangé par "quelque chose" d'une valeur plus ou moins identique, sur base de critères communs (l'offre et la demande ; la qualité ; la renommée de l'artisan ; l'âge de l'objet** ; etc.). Pourrait-on fonctionner autrement, à savoir abolir totalement l'argent et la propriété ? Apprendre dès l'enfance un autre système, qui établirait qu'il est, non pas interdit, mais impossible de concevoir un bien privé ou bien un produit qui puisse être monnayé ? ("La propriété, c'est le vol", disait l'autre.)

Toute cette société m'emmerde, profondément. J'en ai marre de vivre à côté de personnes qui ne pensent qu'en termes de profit, d'assurance privée, de pognon, d'épargne et de chacun pour soi... Je me sens en inadéquation totale avec mon environnement. Je ne suis pas chez moi ici. Ce monde n'est pas mon monde. À une époque, je m'en serais sans doute réjoui. Aujourd'hui, j'en pleurerais presque.

Rentrer chez moi grâce au premier bus qui passe et finir la bouteille de vin rouge qui se trouve dans mon frigo : voilà l'objectif à très court terme. 

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* Faire le test est très amusant. Ainsi, je suis fondamentalement incapable de voir le présent texte en oubliant qu'il est constitué de lettres, de mots, de phrases ; autrement dit de le voir comme s'il était fabriqué uniquement à partir de formes quelconques sans aucune signification, tels des gribouillis...
** Ces quatre critères s'appliquent par exemple parfaitement à un Stradivarius. Ce qui explique pourquoi un Stradivarius est très cher.

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