Rush

Vers 8h05, le train en direction de Liège, un peu après la gare de Leuven, hoquette à plusieurs reprises, puis recule de quelques mètres, puis n'avance plus du tout. Le chauffage souffle de l'air froid. C'est le schéma classique de la locomotive qui a un problème technique au début de la ligne grande vitesse. Je sors mon PC pour écrire au fur et à mesure un compte rendu détaillé. ("Au moins", me dis-je, "c'est une histoire qui, sans être palpitante, aura le mérite d'être très proche des faits.")

Le contrôleur et la contrôleuse font des annonces régulières afin de nous rassurer : le personnel du train fait tout son possible pour trouver une solution... Le conducteur effectue en outre des appels de service répétés (on reconnaît ces derniers au quadruple "tût-tût" caractéristique qui résonne dans les wagons). 

De temps en temps, un membre du personnel (la contrôleuse ou un technicien en habit jaune fluorescent) ouvre la porte du wagon et traverse ce dernier en courant à toute allure. Une pensée me traverse l'esprit : "C'est comme à Buizingen ! Un train nous fonce dessus, il va y avoir un crash frontal imminent et le personnel fuit vers l'arrière du véhicule !" Ce n'est pas très marrant mais ça me fait rire. J'imagine les pompiers extraire des décombres fumantes mon cadavre ainsi que — ô miracle ! — mon ordinateur en état de marche. Ils se serviraient alors du présent article comme d'une "boîte noire", afin de reconstituer les moments-clés du drame. À la RTBF, François de Brigode déclarerait : "Grâce à un homme qui retraçait compulsivement et quotidiennement sa journée dans un blog, les enquêteurs ont pu reconstituer la chronologie des événements qui ont conduit à cette catastrophe majeure de l'histoire ferroviaire belge. Le blogueur a même eu le temps de laisser un dernier message énigmatique avant de succomber à ses blessures : Si tu sais que ceci est une main, nous t'accordons tout le reste. Les meilleurs cryptanalystes de la police de Tirlemont sont actuellement en train d'essayer de déchiffrer cet ultime appel au secours."

Un passager emmitouflé (il ressemble un peu à Mr Mohra dans Fargo) s'arrête à ma hauteur :
« Ils vont nous faire descendre pour pousser le train.
— Haha ! Oui, c'est une possibilité !
— En fait, c'est la locomotive qui a un problème.
— Oui, et je dirais même qu'il y a des chances pour qu'une locomotive de secours vienne de Leuven et nous tire dans l'autre sens. C'est déjà arrivé l'année dernière.
— Il y a deux jours, ils nous ont tous fait descendre à Waremme et on a dû tirer notre plan.
— Ha, c'est cool, ça... »

8h50. La contrôleuse au parlophone : "Mesdames et messieurs, nous attendons une décision de continuer éventuellement notre parcours. Nous vous tiendrons informés". Encore un quadruple "tût-tût", puis le train recule et, à 8h55, redémarre enfin, au rythme d'un escargot. Toujours la contrôleuse : "Mesdames et messieurs, notre train... peut poursuivre son parcours. Nous espérons arriver vers 9h30 en gare de Liège-Guillemins. (...)" À 8h59, après une distance d'un kilomètre (à la grosse louche car c'est très difficile à estimer), le train s'arrête à nouveau en faisant un drôle de son ("Bwoïng !"), puis redémarre et accélère. J'arrive à Liège-Guillemins avec un retard de 69 minutes exactement (une chose pareille, ça ne s'invente pas). 


* * *

Dans le bus que je prends en face de la gare des Guillemins, une coïncidence : je me retrouve nez à nez avec la stagiaire en bibliothéconomie originaire des cantons de l'Est, au léger accent allemand, qui se rend à son stage à mon boulot justement. Nous arrivons sur les lieux du travail aux alentours de 10 heures du matin. 

C'est le rush : il s'agit d'apporter les dernières corrections et ajouts de photos à un ouvrage scientifique, avant de remettre le texte final à ceux qui nous l'ont commandé. Écrit entièrement par un de mes collègues, Aurèle  — il a été engagé rien que pour ça pendant un an environ —, le texte a été corrigé, re-corrigé, re-re-corrigé, jusqu'à donner une version qui semble plus ou moins convenir aux maniaques de la phrase correcte qui grouillent au sein mon institution. J'ai apporté ma (minuscule) pierre à l'édifice en effectuant une sorte de mise en page intermédiaire entre le texte brut et le bouquin tel qu'il sera au final : un truc qui ne sert strictement à rien si ce n'est à faire joli, en attendant la mise en page finale, dont je ne m'occupe pas — j'imagine même que l'infographiste aurait préféré se passer de cette phase intermédiaire. À 18h50, mes collègues ne sont toujours pas contents du résultat mais décident de remettre la touche finale au lendemain... Mon chef Lodewijk propose de me reconduire à la gare en voiture : "Désolé", me dit-il, "tu as raté ton train de 19h". Cela me semble indubitable : je suis bon pour attendre celui de 20h.

C'était donc le dernier jour de notre collègue Aurèle, le seul parmi nous engagé à durée déterminée. Un gars sympa, pas trop prise de tête, qui ne parle pas beaucoup et qui a beaucoup d'humour. Pour marquer le coup, mardi, nous lui avons offert un cadeau de départ : quatre albums de rock. Vu qu'Aurèle a grosso modo les mêmes goûts que moi en la matière, c'est bibi qui a été chargé de la tâche difficile de choisir et d'acheter les albums. Au final, ce fut : Trans-Love Energies de Death in Vegas, Sometimes I Wish We Were an Eagle du grand Bill Callahan, Gloss Drop de Battles et All of a Sudden, I Miss Everyone d'Explosions in the Sky (qu'il avait déjà damned !).

Come Ride With Me by Death in Vegas on Grooveshark

Eid Ma Clack Shaw by Callahan, Bill on Grooveshark

So Long, Lonesome by Explosions in the Sky on Grooveshark

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Je rejoins Léandra au Potemkine vers 21h20. Comme cela arrive parfois avec elle, la soirée sera placée sous le signe de la réflexion croisée. Je crois que Léandra serait d'accord avec moi si je disais que c'est très rare d'arriver à un tel résultat : aucun énervement, un partage d'idées, une expression des doutes, une construction mutuelle, etc. Un peu comme si nos cerveaux fonctionnaient en roue libre, sans aucune volonté de prouver quoi que ce soit. Quelques extraits... (Je n'avais pas de magnétophone pour enregistrer la conversation, donc il s'agit d'une reconstruction en partie imaginaire, qui vaut ce qu'elle vaut.)

Chahut à l'Université libre de Bruxelles

Je lui demande :
« Tu as entendu parler de cette histoire de "chahut" à l'ULB, mardi soir ? 
— Oui et franchement, je ne sais pas comment me positionner par rapport à ça.
— Après avoir beaucoup lu sur le sujet [dont énormément de conneries sans nom], je crois m'être fait une opinion assez nette.
— Ce qui m'embête dans cette histoire, c'est le consensus. Tout le monde semble d'accord sur le fait que chahuter un débat, c'est le mal, c'est la fin de la liberté d'expression...
— D'un autre côté, faut dire qu'ils n'avaient pas l'air très intelligent non plus, ces chahuteurs... Quand Hasquin leur a demandé quels étaient leurs arguments, certains ont juste crié "Ouaaaais !" ou "Burqa-bla-bla !". C'est un peu con. Ils ont raté totalement leur objectif, qui était apparemment de critiquer la position de Caroline Fourest sur l'Islam, la burqa, le voile... Ils sont passés pour des abrutis et des extrémistes en gueulant et en lui coupant la parole.
— Il paraît que quand le meneur a voulu s'expliquer, ils lui ont coupé le micro.
Qui croire ? 
— Il y a aussi autre chose : je suis sûre que parmi tous ceux qui s'offusquent de ce genre de procédé, certains seraient les premiers à approuver les actions de Noël Godin entartant quelqu'un, par exemple... Ou à valoriser un autre type de chahut, au nom du folklore estudiantin ou du libre examen, justement... »

Mon opinion sur le sujet tient en trois petits points (car ça intéresse qui de toute façon, "mon opinion sur le sujet" ?) :
1) censurer une parole (quelle qu'elle soit) en chahutant est d'une médiocrité confondante ;
2) parler d'extrémisme, de péril islamiste, de "fascisme au sens large" (© Marcel Sel), de menace pour la démocratie ou pour la liberté d'expression, tout ça parce qu'un groupe de zozos chahute dans un auditoire, est totalement disproportionné ;
3) Caroline Fourest en tant que telle est insupportable : elle coupe constamment la parole et n'écoute jamais ce qu'on lui dit. Cependant, c'est quelque chose qui n'a pas grand chose à voir avec un quelconque débat. Si l'on devait chahuter tous ceux que je trouve énervants au sein du monde des médias, il ne resterait plus grand monde pour ouvrir la bouche.
Pour clore ce sujet, je renvoie vers le texte qui est implicitement à l'origine — du moins je suppose — du "Burqa-bla-bla !" scandé par les chahuteurs : un petit article de Serge Halimi paru dans Le Monde diplomatique (qui n'a certes pas demandé une telle publicité). L'auteur met en avant le fait que le débat sur la burqa en France a occulté des décisions économiques importantes. Peut-être est-ce cet état des choses que les chahuteurs ont voulu critiquer, très maladroitement ? Halimi précise en outre (et c'est tout à son honneur) que "riposter à cette manœuvre n’impose certainement pas de s’enfoncer sur son terrain boueux en donnant le sentiment de défendre un symbole obscurantiste". 

La chaise

Installé sur la banquette d'une des tables du Verschueren, je dis à Léandra :
« Tu vois la chaise qui est là ? Eh bien qu'est-ce qui me dit qu'elle est encore là, qu'elle existe encore, qu'elle ne disparaît pas quand je ne l'ai plus dans mon champ visuel ?
(Je tourne la tête vers la gauche pour joindre l'acte à la parole et me rends compte en faisant ce mouvement du ridicule de la situation.)
M'enfin, me lance Léandra, qui pense sérieusement une chose pareille ?
— Justement ! Personne ne pense cela. On dirait sans doute de quelqu'un qui affirme une chose pareille qu'il est complètement fou. Là est le point : je ne peux démontrer que la chaise continue d'exister quand je ne la regarde pas mais je considère ce fait comme acquis. C'est une évidence pour moi, que j'ai depuis l'enfance.
— Je me demande si quelqu'un a déjà essayé cela avec un enfant.
— Pardon ?
— Si quelqu'un a déjà essayé d'éduquer un enfant en lui faisant croire que lorsqu'il ferme les yeux, la chaise disparaît. C'est un peu ce qu'on fait avec les tout petits enfants quand on leur dit : "Il est là ! Il n'est plus là !" et qu'on leur cache les yeux.
— Je pense — mais qu'est-ce que j'en sais au fond ? qu'aucune civilisation au Monde n'a jamais pris ce genre de concept bizarre comme modèle d'existence.
— En fait, je ne pensais pas à une civilisation mais plutôt à un homme isolé, à un psychopathe qui essayerait d'éduquer son enfant dans ce sens...
— Bigre ! Et est-ce que ça pourrait fonctionner ?
— Aucune idée...
— C'est glauque en tout cas... »

L'honnêteté & la gentillesse

« On en revient toujours au même débat, Léandra ! Tu penses que la gentillesse est beaucoup plus importante que l'honnêteté alors que je pense exactement l'inverse.
— Oui ! Je n'en ai pas grand chose à cirer qu'on soit honnête avec moi. Je veux surtout qu'on soit gentil !
— Allons bon ! Franchement, je préfère mille fois avoir affaire à quelqu'un qui me dit que je suis un con fini et qui le pense qu'à un autre qui me lance des fleurs en toute gentillesse mais qui, dans mon dos, affirme le contraire.
Boarf. S'il pense le contraire et que tu ne le sais pas, quelle importance ?
— Mais comment peut-on avoir confiance en quelqu'un de malhonnête ?
— Ce n'est pas si grave d'être malhonnête, à partir du moment où l'on fait le bien autour de soi...
— Oui, mais le bien que l'on fait est une forme d'illusion alors... En fait, on en revient au débat entre la réalité et l'illusion. L'honnêteté voudrait que l'on dise aux autres ce qu'on pense d'eux réellement... »

Pfff... Tout en disant cela, j'en viens à penser qu'arriver à de telles attitudes absolues dans la vie (être honnête en tout ; être gentil en tout) est une conduite totalement impossible à réaliser. Bye bye le vieux rêve d'adolescent de la vie honnête en tout point...

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