Manivelle

On lui pose une question simple (« Où se trouve l'interrupteur du hall du premier étage ? ») ; elle nous regarde avec ses gros yeux vides et ne dit rien. Va-t-elle répondre ? Pourquoi ne répond-elle pas ? Si elle reste muette, la bouche légèrement entrouverte, c'est parce qu'elle digère ce qu'elle vient d'entendre. Ce n'est pas nouveau : il lui faut toujours un certain temps pour assimiler et analyser l'information. Lorsqu'elle parle enfin après quelques longues secondes, c'est pour nous montrer qu'elle n'avait pas compris la question. Ha, misère !

« Tiens, Charlotte, tu as vu cette histoire de manivelle fournie par la NASA à la Station spatiale internationale ? Le plan de l'objet a été envoyé par courrier électronique et ils ont pu le reproduire à l'aide d'une imprimante 3D installée à l'intérieur de la station.
— Si ça tombe, le message a pu être capté par une intelligence extraterrestre et ça leur a permis de faire un bond technologique gigantesque ! »
(Mais ça ne tient pas la route, car si d'hypothétiques extraterrestres étaient capables de capter et de décrypter ce genre de messages, ils seraient sans aucun doute également capables de construire des manivelles.)

J'imagine un futur où des systèmes technologiques complets pourront être assemblés loin de la Terre, par exemple sur l'orbite de Jupiter, grâce à des plans envoyés à une « imprimante 3D » géante, dont la complexité sera évidemment sans commune mesure avec les frustes imprimantes actuelles. Ce ne sera plus à proprement parler une imprimante, mais un « réplicateur », ou quelque chose de ce genre. Celui-ci pourra créer un monde à distance et le faire fonctionner de manière autonome : stations orbitales, vaisseaux spatiaux, installations de surface, robots s'occupant de tout, y compris de réparer le réplicateur lui-même. Ce système pourra dès lors fonctionner de façon indépendante, autarcique, sans l'aide de l'espèce humaine. À cette époque, peut-être notre forme de vie sera-t-elle d'ailleurs devenue... obsolète ? (Cette idée que nous ne sommes qu'un pont vers quelque chose de plus grand, et que ce quelque chose pourrait ne pas être biologique.)

À La Louvière-Sud, j'apprends que le trafic ferroviaire entre Binche et Bruxelles est interrompu. Fred vient me chercher en voiture. — Le boulot ? « Ça va, mais ce que je fais est voué à disparaître à plus ou moins brève échéance. Archiver des vieux papiers qui ne seront jamais numérisés n'a pas de sens à long terme. Je suis devenu obsolète, mais presque personne ne s'en rend compte, car les anciennes structures persistent malgré tout. » — Léandra nous attend dehors, près de la porte d'entrée : elle est arrivée alors que Fred était parti me chercher en voiture. En plus d'être obsolète, je suis un boulet non motorisé (la chose sera confirmée lorsque, trois heures plus tard, les parents de Léandra me reconduiront jusqu'à la gare).

Parlant de mon blog : « Oui, je suis un peu en retard en ce moment. » Léandra trouve que cela n'a pas de sens : je ne suis pas en retard ; je n'écris pas, c'est tout. Elle a raison, mais si je n'écris pas tous les jours, si je laisse couler, je n'ai plus cette alarme qui retentit dans un coin de mon esprit et qui me hurle : « Il faut écrire ! » — Alors, ma volonté s'étiole et je ne rédige plus que quelques articles par mois : des textes trop fignolés, trop sophistiqués, qui n'ont plus rien d'authentique. Sans discipline, je suis un bon à rien. Fred comprend. C'est un peu comme pour la course à pied : il faut se forcer, parfois, même si ça ne donne rien de bon. Cycle bas, cycle haut : si je me contrains, le cycle haut (durant lequel écrire est un plaisir et non une contrainte) finira par revenir.

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