Comme si cela ne suffisait pas, je me rends compte que j'entraîne mon interlocuteur sur le terrain de l'opinion politique, sans doute parce que je trouve celle-ci plus intéressante que le simple étalage de mémoire factuelle. Wynka me dira que c'est globalement positif car, de cette manière, l'interviewé se sent en confiance et se lâche plus facilement sur des sujets sensibles. La médaille a néanmoins un revers : en jouant (inconsciemment) de la sorte, je crée une source brute beaucoup plus difficilement utilisable en termes d'enquête historique. — Ci-dessous quelques extraits légèrement remis en forme, sans rapport direct avec l'objectif de l'interview...
Interviewé n°1. — Parler en public, ça s'apprend avec l'expérience ! On faisait des assemblées en front commun... Plus de 2000 personnes... Quand vous avez des choses à dire et que vous ne racontez pas des couillonnades — ce que Sarkozy a fait hier [au débat du mercredi 2 mai] —, eh bien vous n'êtes pas mal à l'aise. Quand vous ne racontez pas des mensonges, vous n'êtes jamais mal à l'aise... Et ça, les gens le voient !
Moi. — Ils voient l'honnêteté, c'est ça que vous voulez dire ?
Interviewé n°1. — Tout à fait. C'est ça qui a fait perdre le match hier à Sarkozy.
Moi. — Haha, oui ! Mais il est malhonnête depuis très longtemps, celui-là.
Interviewé n°1. — Ouais... Enfin, pour moi, hein... Il y a sans doute des libéraux qui l'ont trouvé impeccable !
Interviewé n°1. — On vit une grave menace en ce moment... La situation qu'on est en train de vivre au niveau international, c'est les années 30 ! Vous savez qu'en 1929, il y a eu une crise financière mondiale épouvantable... Et après la crise financière, une crise économique... Et une crise sociale avec une récession épouvantable dans la plupart des pays et notamment en Europe.
Moi. — Et le retour de l'extrême droite.
Interviewé n°1. — Et le retour de l'extrême droite au pouvoir, oui ! On revit exactement la même chose ! Le problème c'est que ça s'est terminé par une guerre... C'est vrai que c'est un contexte différent, mais le phénomène est le même ! On part d'une crise financière qui engendre des problèmes économiques et sociaux ; on part de gens qui ont peur... Et quand les gens ont peur, ils votent extrême droite, ils votent pour des gens qui divisent, qui leur désignent le coupable : "il est là, c'est les Juifs, c'est les Arabes..." Mais le coupable, ce n'est rien de tout ça : c'est le système... Et l'extrême droite s'est toujours bien entendue avec le système.
Moi. — Enfin, si on veut se rassurer, on peut se dire que, dans les années 30, il y a eu aussi le Front populaire, il y a eu la résistance à Franco... Il faudrait y penser si on doit nous mêmes un jour entrer en résistance !
Interviewé n°1. — Exactement ! Exactement !
Moi. — C'est vrai qu'on comprend pourquoi après la guerre, le Conseil national de la Résistance a proposé plein de choses qui étaient de nature très solidaire... C'est parce qu'ils ont connu la solidarité pendant la guerre...
Interviewé n°1. — Oui. Quand on a vécu des moments comme ça et qu'on a lutté pour finalement rétablir une démocratie, on comprend pourquoi il faut y être attaché !
Interviewé n°2. — J'ai mal au ventre quand je vois Di Rupo, par exemple... Mais qu'est-ce qu'il fout là ? Quel mandat est-il en train de remplir ? Moi, je ne sais pas... Je trouve qu'il est nuisible.
Moi. — En tant que Premier ministre socialiste ?
Interviewé n°2. — Oui ! Parce qu'il est en train de nous charger de tous les défauts du capitalisme, que le national est en train d'avaler. Quand je vois le programme dirigé par Di Rupo, ça ne peut que nous faire du tort, à nous... Il me fait mal au ventre parce que, si je ferme les yeux et que j'écoute, je ne vois pas la différence entre le programme de ce gouvernement et le programme du PRL [parti libéral belge francophone, réuni aujourd'hui au sein du MR]. Oui mais demain, nous socialistes, quand nous irons aux élections, on va nous reprocher ce qu'a accepté Di Rupo !
Moi. — Donc, la seule différence, c'est qu'il est estampillé socialiste et donc qu'on se dit que la pilule passera plus facilement... Mais, en gros ce que vous dites, c'est que c'est la même chose... Que c'est le même programme ; que c'est un programme d'austérité qui ne devrait pas être porté par un socialiste ?
Interviewé n°2. — On n'a pas de raison... On n'a pas de raison... Il ne devait pas accepter cette place. Mais c'est l'exemple d'un homme qui a donné trop d'importance à son auréole et pas assez à sa fonction.
Interviewé n°2. — (...) [Les pensions extra-légales], c'est très dangereux... Et vous avez beau répéter ça aux travailleurs, ils ne comprennent pas. En prenant des avances pour vivre mieux aujourd'hui, vous travaillez à avoir une mauvaise vieillesse...
Moi. — Vous hypothéquez votre futur, c'est ça que vous voulez dire ?
Interviewé n°2. — Oui, tout à fait !
Moi. — Mais actuellement, même au gouvernement, on a presque l'impression qu'en réduisant les pensions légales, ils nous forcent à prendre des pensions qui sont justement extra-légales. C'est une volonté politique de mettre l'économie au privé.
Interviewé n°2. — Tout à fait, ça c'est sûr ! Ça, c'est une certitude absolue ! C'est pour ça que j'en veux à un type comme Di Rupo qui a apporté sa caution de Premier ministre à toutes ces manœuvres... Qu'un libéral le fasse, eh bien je dis : c'est dans sa doctrine, c'est normal... Je ne critique pas les libéraux, ils défendent leur genre...
Moi. — Mais qu'un socialiste le fasse, c'est une forme de trahison, c'est ça ?
Interviewé n°2. — Oui, tout à fait. Et ça, les gens ne le comprennent pas. Quand je vais défendre ce point de vue, j'ai sur le dos les délégations syndicales...
Moi. — L'idée, c'est qu'on va vous dire que c'est dépassé, qu'il ne faut plus penser comme ça ?
Interviewé n°2. — Oui.
Moi. — Et c'est vraiment difficile d'aller contre cette tendance...
Interviewé n°2. — Terrible ! Terrible !
L'avenir et l'advenu. — « Ça y est ! C'est reparti ! », lâche au début du temps de midi ma collègue Christiane, mi-résignée, mi-amusée... L'objet de sa gentille petite moquerie : un débat philosophique entre Charlotte et Lodewijk sur le statut qu'il conviendrait de donner à l'avenir. Résumé des positions : pour Charlotte, l'avenir n'a pas réellement d'existence propre ; il n'est rien d'autre qu'une projection mentale. Pour Lodewijk, au contraire, l'avenir n'est pas connu, mais il est en quelque sorte déjà là, quelque part.
Potemkine. — Un des problèmes récurrents de ce bar réside dans le fait que le personnel a parfois le plus grand mal à comprendre la langue française. Je demande une « Biolégère Dupont » au serveur, mais il n'a pas l'air de piger. Je recommence, à deux reprises, et le gars finit par me servir une... Volga (une « bière légère », avait-il compris, à mon grand dam). C'est à ce moment que je me rends compte qu'il parle principalement l'anglais... — Mais qu'est-ce que je fous ici ? Et pourquoi ai-je commandé une bière, d'abord ?