Comme un grain de sable dans le cours du temps

Retour sur interviews. — Pendant mon travail, je réécoute en arrière-plan les interviews de syndicalistes socialistes que Wynka et moi avons réalisées jeudi dernier. Je m'entends discuter, poser une série de questions ridiculement hors-sujet et, comme d'habitude, je hais ma voix : je cherche mes mots constamment, à la limite du bégaiement, parle beaucoup trop vite et surtout, surtout... je suis d'une pédanterie qui me laisse pantois. Je parle comme un Namurois qui aurait fait ses études universitaires à Bruxelles et qui aurait essayé, en vain, de prendre l'accent prétentieux des cénacles universitaires de la Capitale. (Aurait ?)

Comme si cela ne suffisait pas, je me rends compte que j'entraîne mon interlocuteur sur le terrain de l'opinion politique, sans doute parce que je trouve celle-ci plus intéressante que le simple étalage de mémoire factuelle. Wynka me dira que c'est globalement positif car, de cette manière, l'interviewé se sent en confiance et se lâche plus facilement sur des sujets sensibles. La médaille a néanmoins un revers : en jouant (inconsciemment) de la sorte, je crée une source brute beaucoup plus difficilement utilisable en termes d'enquête historique. Ci-dessous quelques extraits légèrement remis en forme, sans rapport direct avec l'objectif de l'interview...
Interviewé n°1. Parler en public, ça s'apprend avec l'expérience ! On faisait des assemblées en front commun... Plus de 2000 personnes... Quand vous avez des choses à dire et que vous ne racontez pas des couillonnades ce que Sarkozy a fait hier [au débat du mercredi 2 mai] —, eh bien vous n'êtes pas mal à l'aise. Quand vous ne racontez pas des mensonges, vous n'êtes jamais mal à l'aise... Et ça, les gens le voient !
Moi.
Ils voient l'honnêteté, c'est ça que vous voulez dire ?
Interviewé n°1.
Tout à fait. C'est ça qui a fait perdre le match hier à Sarkozy.
Moi
. Haha, oui ! Mais il est malhonnête depuis très longtemps, celui-là.
Interviewé n°1. — Ouais... Enfin, pour moi, hein... Il y a sans doute des libéraux qui l'ont trouvé impeccable !

Interviewé n°1. On vit une grave menace en ce moment... La situation qu'on est en train de vivre au niveau international, c'est les années 30 ! Vous savez qu'en 1929, il y a eu une crise financière mondiale épouvantable... Et après la crise financière, une crise économique... Et une crise sociale avec une récession épouvantable dans la plupart des pays et notamment en Europe.
Moi.
Et le retour de l'extrême droite.
Interviewé n°1. Et le retour de l'extrême droite au pouvoir, oui ! On revit exactement la même chose ! Le problème c'est que ça s'est terminé par une guerre... C'est vrai que c'est un contexte différent, mais le phénomène est le même ! On part d'une crise financière qui engendre des problèmes économiques et sociaux ; on part de gens qui ont peur... Et quand les gens ont peur, ils votent extrême droite, ils votent pour des gens qui divisent, qui leur désignent le coupable : "il est , c'est les Juifs, c'est les Arabes..." Mais le coupable, ce n'est rien de tout ça : c'est le système... Et l'extrême droite s'est toujours bien entendue avec le système.
Moi.
Enfin, si on veut se rassurer, on peut se dire que, dans les années 30, il y a eu aussi le Front populaire, il y a eu la résistance à Franco... Il faudrait y penser si on doit nous mêmes un jour entrer en résistance !
Interviewé n°1. Exactement ! Exactement !
Moi. C'est vrai qu'on comprend pourquoi après la guerre, le Conseil national de la Résistance a proposé plein de choses qui étaient de nature très solidaire... C'est parce qu'ils ont connu la solidarité pendant la guerre...
Interviewé n°1. Oui. Quand on a vécu des moments comme ça et qu'on a lutté pour finalement rétablir une démocratie, on comprend pourquoi il faut y être attaché !

Interviewé n°2. J'ai mal au ventre quand je vois Di Rupo, par exemple... Mais qu'est-ce qu'il fout là ? Quel mandat est-il en train de remplir ? Moi, je ne sais pas... Je trouve qu'il est nuisible.
Moi.
En tant que Premier ministre socialiste ?
Interviewé n°2. Oui ! Parce qu'il est en train de nous charger de tous les défauts du capitalisme, que le national est en train d'avaler. Quand je vois le programme dirigé par Di Rupo, ça ne peut que nous faire du tort, à nous... Il me fait mal au ventre parce que, si je ferme les yeux et que j'écoute, je ne vois pas la différence entre le programme de ce gouvernement et le programme du PRL [parti libéral belge francophone, réuni aujourd'hui au sein du MR]. Oui mais demain, nous socialistes, quand nous irons aux élections, on va nous reprocher ce qu'a accepté Di Rupo !
Moi. Donc, la seule différence, c'est qu'il est estampillé socialiste et donc qu'on se dit que la pilule passera plus facilement... Mais, en gros ce que vous dites, c'est que c'est la même chose... Que c'est le même programme ; que c'est un programme d'austérité qui ne devrait pas être porté par un socialiste ?
Interviewé n°2. On n'a pas de raison... On n'a pas de raison... Il ne devait pas accepter cette place. Mais c'est l'exemple d'un homme qui a donné trop d'importance à son auréole et pas assez à sa fonction.

Interviewé n°2. (...) [Les pensions extra-légales], c'est très dangereux... Et vous avez beau répéter ça aux travailleurs, ils ne comprennent pas. En prenant des avances pour vivre mieux aujourd'hui, vous travaillez à avoir une mauvaise vieillesse...
Moi.
Vous hypothéquez votre futur, c'est ça que vous voulez dire ?
Interviewé n°2. — Oui, tout à fait !
Moi. Mais actuellement, même au gouvernement, on a presque l'impression qu'en réduisant les pensions légales, ils nous forcent à prendre des pensions qui sont justement extra-légales. C'est une volonté politique de mettre l'économie au privé.
Interviewé n°2. Tout à fait, ça c'est sûr ! Ça, c'est une certitude absolue ! C'est pour ça que j'en veux à un type comme Di Rupo qui a apporté sa caution de Premier ministre à toutes ces manœuvres... Qu'un libéral le fasse, eh bien je dis : c'est dans sa doctrine, c'est normal... Je ne critique pas les libéraux, ils défendent leur genre...
Moi.
Mais qu'un socialiste le fasse, c'est une forme de trahison, c'est ça ?
Interviewé n°2. Oui, tout à fait. Et ça, les gens ne le comprennent pas. Quand je vais défendre ce point de vue, j'ai sur le dos les délégations syndicales...
Moi. 
L'idée, c'est qu'on va vous dire que c'est dépassé, qu'il ne faut plus penser comme ça ?
Interviewé n°2. Oui.
Moi. Et c'est vraiment difficile d'aller contre cette tendance...
Interviewé n°2. Terrible ! Terrible !

L'avenir et l'advenu. — « Ça y est ! C'est reparti ! », lâche au début du temps de midi ma collègue Christiane, mi-résignée, mi-amusée... L'objet de sa gentille petite moquerie : un débat philosophique entre Charlotte et Lodewijk sur le statut qu'il conviendrait de donner à l'avenir. Résumé des positions : pour Charlotte, l'avenir n'a pas réellement d'existence propre ; il n'est rien d'autre qu'une projection mentale. Pour Lodewijk, au contraire, l'avenir n'est pas connu, mais il est en quelque sorte déjà là, quelque part.

Mes deux collègues n'arrivent pas à se mettre d'accord sur l'interprétation d'une phrase comme : « Dans les années 60, l'avenir était plus radieux qu'aujourd'hui. » Pour Lodewijk, c'est un non-sens : qu'on soit en 470 avant Jésus-Christ, en 1960 ou en 10191, un moment dans le temps reste immuable et objectif. Lodewijk dira donc à plusieurs reprises : « En 1960 ou aujourd'hui, 2017 n'est pas plus ou moins radieux. C'est simplement la vision qu'on s'en fait qui change. » Charlotte, au contraire, pense que l'avenir ne peut être considéré que comme une projection mouvante : « Non, 2017 n'a pas de consistance propre. Ce qu'on nomme 2017 n'est rien d'autre qu'une vision par rapport à un instant donné. » Lodewijk : « Pour ceux de 1960, 2010 était l'avenir. Et maintenant cet avenir s'est concrétisé ! » Charlotte : « Non, 2010, c'est l'advenu. Tu confonds l'avenir, qui est une idée, avec l'advenu, qui en est la concrétisation après coup... »
J'apporte mon eau au moulin et prends pour point de comparaison le passé : ce dernier n'a pas non plus stricto sensu d'existence propre et, selon les époques, les cultures et les civilisations, les penseurs ont présenté ce passé comme glorieux (cf. le concept d'Âge d'Or chez les anciens Grecs) ou au contraire miteux (cf. la façon dont certains érudits de la Renaissance considéraient le Moyen Âge, ou encore la vision progressiste de l'histoire mise en avant par les positivistes). Mais à cela, Lodewijk répondra : « Oui, mais là encore, il ne s'agit pas du passé mais d'une vision du passé. »

Voilà ce qui arrive quand on joue avec des mots comme « maintenant », « demain » et « hier » en les détournant de leur usage commun. Si je dis à Léandra : « Hier, je suis allé à la Maison du Peuple » ou « À l'avenir, j'essaierai d'être plus souriant », la phrase sera comprise directement, sans que j'aie besoin de l'expliciter... Mais dès que je place hier ou demain dans une discussion philosophique, je ne m'en sors plus et me tape la tête contre le mur de ma compréhension limitée : «  se trouve hier par rapport à aujourd'hui ? » ; « Demain est-il déjà contenu quelque part ? », « Quel est ce maintenant vécu à chaque instant de ma vie mais qui fuit tel l'impalpable grain de sable à l'intérieur d'un sablier ? » — Ces questions ne devraient même pas être posées. (J'avais pourtant clairement précisé : PLUS DE WITTGENSTEIN dans ce blog, bordel !)
Pieds de plomb. — Dans le train de retour vers Liège-Guillemins, en soirée, à exactement une semaine d'intervalle, je recroise les deux dames qui la dernière fois traitaient de l'usage anal d'un balai. Aujourd'hui, la plus jeune se plaint de son travail :
« Il faut que tu t'imagines ce que c'est de se rendre au boulot avec des pieds de plomb... Chaque matin, tu te lèves sans perspective et tu te dis que tu vas devoir faire ces conneries toute ta vie... Ça me donne envie de me pendre !
 — Mais enfin ! Ne dis pas ça !
 — Je n'aime pas ce que je vois pour le moment... Tout va mal !
 — Tu devrais penser à toi !
 — Ben oui... Mais je vais me retrouver toute seule, tu vas voir. 
 — Mais non !
 — Mon collègue, il a six ans d'expérience. Chaque fois que je vais le voir pour un problème, il s'en fout. Il ne restera pas plus d'un mois... Et puis je vais me retrouver au chômage...
 — Tu vois tout en noir !
 — Je trouverai un boulot où je devrai faire des sandwiches, tiens ! On me laissera tranquille comme ça... Et je ne me ferai pas chier !
 — Des sandwiches ? »
Le train arrive en gare de Liège-Guillemins. Pour entendre (et retranscrire) la suite de la discussion, il m'aurait fallu continuer le trajet en compagnie de ces deux dames. J'y ai pensé sérieusement, afin d'alimenter un peu plus ce blog, puis je me suis dit que le jeu n'en valait pas la chandelle.

Delhaize & l'orthographe.  — À la caisse du petit Delhaize jouxtant la gare de Liège-Guillemins, cette petite pancarte : « ATTENTION VOLEUR ! TOUT VOLS, QUEL QU'IL SOIT, FERA L'OBJET D UNE PLAINTE ! ». — Et si je corrige les fautes d'orthographe, aurai-je droit à une ristourne ?

Potemkine. — Un des problèmes récurrents de ce bar réside dans le fait que le personnel a parfois le plus grand mal à comprendre la langue française. Je demande une « Biolégère Dupont » au serveur, mais il n'a pas l'air de piger. Je recommence, à deux reprises, et le gars finit par me servir une... Volga (une « bière légère », avait-il compris, à mon grand dam). C'est à ce moment que je me rends compte qu'il parle principalement l'anglais...  — Mais qu'est-ce que je fous ici ? Et pourquoi ai-je commandé une bière, d'abord ?

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