Le grand plongeon

Samedi dernier, je faisais brièvement référence à l'une des sacro-saintes règles de la science-fiction : plonger sans expliquer. (Le terme « sacro-saint » n'engage que moi et il est excessif, dans la mesure où l'on trouvera certainement sans trop de difficulté des histoires de science-fiction auxquelles cette règle ne s'applique pas.) — Je m'explique : en S.-F., il est souvent demandé au lecteur (ou au spectateur dans le cas d'un film) de prendre le train en route : c'est à lui de faire l'effort de comprendre le monde, parfois déroutant, à l'intérieur duquel l'action se déroule, et ce à partir des quelques éléments qui sont à sa disposition. Dans une histoire de S.-F. « classique » (et plus fortement encore au sein du sous-genre connu sous le nom de « space opera »), le lecteur (ou le spectateur) aura normalement très vite le sentiment que ce qu'il a devant les yeux n'est que la partie émergée d'un iceberg beaucoup plus volumineux. S'il veut naviguer avec aisance à travers les eaux inconnues, il devra donc à un moment ou à un autre plonger pour découvrir les parties immergées, les explications volontairement dissimulées.

À ce sujet, certains écrivains du genre sont particulièrement retors : ils parsèment leurs textes de noms de famille, d'événements ou de toponymes inconnus ; d'un ensemble de néologismes qu'ils n'expliquent pratiquement jamais. D'autres vont jusqu'à omettre une grande partie de la trame narrative ou bien jusqu'à étaler celle-ci sur de tellement longues périodes que la narration elle-même devient complètement éclatée par endroit : entre le cycle d'Hypérion et celui d'Endymion de Dan Simmons, il y a une ellipse de 272 ans ; entre Les Enfants de Dune et L'Empereur-Dieu de Dune, plus de trois millénaires se sont écoulés ; et ne parlons même pas de Créateur d'étoiles d'Olaf Stapledon (1937), ce récit qui s'étale sur plusieurs millions d'années et au cours duquel des espèces extraterrestres entières naissent, vivent et s'éteignent ! — Ces omissions participent à ce qu'on appelle dans le monde de la S.-F. littéraire le « sense of wonder » : confronté à toutes ces informations nouvelles, dispersées et parcellaires qu'il essaie petit à petit de relier, le lecteur s'émerveille pour l'univers qui se déploie devant lui dans toute sa splendeur, du moins s'il fait lui-même l'effort d'éclairer les nombreuses zones d'ombre rencontrées en chemin. C'est ce qui fait qu'un roman de S.-F. peut devenir extrêmement immersif : il y a comme un jeu constant entre l'auteur (très fréquemment lui-même lecteur assidu) et son lectorat. Si le lecteur se prend au jeu, il peut ne pas en sortir indemne et le récit fera alors en quelque sorte partie de lui pour le restant de ses jours (je parle surtout de moi ici, bien évidemment). Je sais par expérience que certaines personnes sont complètement insensibles à ce « sens du merveilleux », à cette émotion qui déborde quand un incroyable paysage se révèle enfin après une lecture scrupuleuse... Ce genre d'immersion n'intéresse pas tout le monde, c'est la vie !

Plonger dans un univers de science-fiction sera d'autant plus difficile que les informations fournies par le créateur de cet univers sont fragmentaires ; en contre-partie, la satisfaction pourra s'avérer d'autant plus grande que les différents fils de l'histoire sont intriqués et majoritairement cachés. Mais existe-t-il un niveau au-dessous duquel le récit se révélera incompréhensible pour la plupart des gens, même pour ceux qui sont habitués à ce type de procédé ? Si, de manière répétée durant la narration, des pans essentiels à la compréhension étaient volontairement cachés ou si aucune clé d'entrée n'était donnée d'un bout à l'autre, pourrait-on encore y voir clair ?

Il m'est déjà arrivé d'être complètement largué en lisant un roman de S.-F., le dernier exemple en date étant Radix d'A. A. Attanasio (1981). Je l'ai lu pour la première fois vers l'âge de vingt-deux ans (c'est mon beau-père d'alors qui me l'avait offert, suivant la liste que j'avais dû lui fournir pour Noël — même les choses les plus stupides ont du bon, parfois) et j'avais adoré les premières pages : dans un monde post-apocalyptique, un obèse poursuivi par de mystérieux assaillants parvient à assassiner ces derniers en les attirant dans un piège particulièrement tordu, de sa propre fabrication. — Mais j'avais assez vite baissé les bras : après une centaine de pages, je n'arrivais plus à savoir on était, ni quand, ni même ce qu'il se passait : j'avais perdu le lieu, le temps et l'action du roman, ce qui était tout de même très embêtant... Autant dire que je ne pigeais strictement plus rien ! — Il y a un an environ, j'ai tenté de le relire, ce fameux Radix, en me disant que, comme cela arrive parfois, le temps m'avait lentement mais sûrement apporté la maturité nécessaire pour appréhender sereinement ce que je n'avais pas compris à l'époque : eh bien, j'ai à nouveau décroché, et plus ou moins au même endroit ! (Je n'ai pas le livre sous la main en ce moment, mais il faudrait que dans un prochain article, j'en retranscrive un court extrait, pour montrer en quoi l'univers est difficile d'accès.)

Tout dernièrement, je suis tombé sur un OVNI cinématographique qui m'a complètement captivé. Et s'il m'a captivé à ce point, c'est justement parce qu'il flirte constamment avec ce principe d'intrigue dissimulée, à un niveau qui en l'occurrence frise le génie. Il s'agit de Primer de Shane Carruth (2004), un long métrage de 77 minutes qui traite du voyage dans le temps et qui a été réalisé, dit-on, avec seulement 7000 dollars de budget. Primer est sans doute le film le plus compliqué de l'histoire de la science-fiction. Ceux qui, sur la Toile, lui reprochent son côté incompréhensible n'ont peut-être pas compris que c'était une volonté délibérée de l'auteur que de lui donner cet aspect-là, car si le voyage dans le temps existait, il serait sans aucun doute tout aussi incompréhensible. Pour développer un tant soit peu : si quelqu'un retournait dans le passé, existant de fait en même temps que son double (voire son triple), et si toutes ces personnes superposées pouvaient interagir en même temps dans le même monde, avec tous les effets que l'événement provoquerait irrémédiablement au niveau de principes généraux tels que la causalité ou l'entropie, cela serait sans doute le même joyeux bordel que dans le film. — Le voyage dans le temps dans Primer est différent de l'idée que l'on s'en fait classiquement : ici, pour pratiquer la chose, il faut d'abord mettre en route la machine à remonter le temps au moment où l'on veut revenir (disons le moment A), puis patienter réellement quelques heures avant d'entrer dans la machine (appelons ce moment le moment B). Après avoir passé un certain temps dans cette machine depuis le moment B, on revient au moment A. Et donc lorsqu'on en ressort, pendant quelques heures (jusqu'au moment B où le premier moi est entré dans la machine pour revenir en arrière), on coexiste avec son double. (Un dessin vaut mieux qu'un long discours.) Jusque là, c'est relativement simple, même si le concept n'est pas explicité aussi directement dans le film (il faut le deviner). Mais le scénario ajoute constamment des couches supplémentaires à ce schéma, la plus horrible de ces couches étant peut-être la fait qu'il existe des machines à remonter le temps de réserve (des boîtes de sécurité) enclenchées avant les machines « standard » et permettant de revenir plus loin dans le passé au cas où quelque chose ne se passerait pas comme prévu. Et pour couronner le tout, les deux principaux protagonistes de l'histoire ne se font pas entièrement confiance et se cachent des choses (notamment le fait que chacun a mis en place sa propre boîte de sécurité). Il n'est pas question de revenir ici en détail sur ce scénario alambiqué : des gens très perspicaces s'y sont attelés (en français, ce très bon article ; en anglais, ce blog entièrement consacré au film). — On retiendra seulement, en guise de conclusion, que Primer n'est pas un énième projet arty plus ou moins flasque où il n'y a rien à comprendre. Non, la trame a été pensée et repensée jusqu'au moindre détail. C'est presque l'application parfaite de ce que j'écrivais plus haut, quelque chose comme : ce n'est pas parce que l'iceberg n'est que très partiellement visible que celui-ci n'existe pas dans son entièreté. — Et puis, entretemps, j'ai vu le deuxième long métrage de Shane Carruth, Upstream Color, sorti neuf ans plus tard, et pour lequel il y a aussi quelque chose à comprendre, même si, à nouveau, la chose n'est pas directement visible. (Autre film, autre article !)

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