Carpaccio de bœuf au saké

Commandement. — Aujourd'hui, peut-être arrives-tu sur cette page en te demandant ce que j'ai bien pu retranscrire de cette soirée — votre soirée... Car je suis en retard de publication, certes, mais je ne saute aucune journée. Telle est la seule contrainte de ce patchwork sans queue ni tête ; une contrainte que tu as, à raison d'ailleurs, remise en question ce dimanche soir : il ne faudrait pas qu'une telle rédaction au jour le jour se fasse au détriment de l'écriture... Je suis d'accord avec toi sauf en ce qui concerne ce journal : « De toute façon, ça a toujours été mal écrit », ai-je répondu. Oui, car le but n'a jamais été de bien écrire, ni d'être intéressant, ni quoi que ce soit d'autre, mais simplement de rédiger un article par jour. — Aucune prétention ici-bas, Dieu m'en préserve ! (Il s'agit d'une simple expression ; je ne suis pas tout à coup devenu déiste.) Tous les détours que ce journal a pu prendre (et prendra sans doute encore) n'ont qu'une importance somme toute très marginale par rapport à cet unique commandement gravé dans le marbre de ma conscience : tu écriras un article pour chaque jour que tu passeras sur cette terre.

Bébé. — C'est vrai (cela a été dit durant la discussion) : certains bébés, à la naissance, sont particulièrement moches et j'ai toujours eu du mal à comprendre comment on pouvait, sans s'esclaffer, s'exclamer : « Oh mais qu'il est beau ! » devant un nouveau-né hideux. Mais ce petit Félix est très bien. Et qu'il ne veuille pas aller dormir quand trois inconnus (ou presque) — c'est-à-dire de la nouveauté — peuplent la salle à manger est un signe de bonne santé... Mais faut-il le laisser pleurer un peu seul dans son lit pour qu'il s'endorme ? Léandra et moi pensons que oui. Je me dois néanmoins de préciser qu'enfant, mes parents ne m'ont jamais laissé pleurer une seule fois (du moins c'est que qu'ils m'ont dit). Mais regarde donc ce que je suis devenu : un monstre asocial sans foi ni loi !
Cuisine. — « Il est encore bien pire qu'Hamilton ! » lâche Léandra en parlant de ton cuistot de compagnon, également artiste et graveur de pierres tombales. C'est un compliment de sa part, évidemment — enfin j'espère ! A-t-on idée de mêler carpaccio de bœuf et saké ; faisan et morceaux de cigare ? Les quatre services sont délicieux et originaux. Léandra n'avait pas menti : il faut ajouter cette maison (future table d'hôtes ?) à la liste des rares adresses auxquelles l'on mange exceptionnellement bien.
Mort. — Je pense que nous n'appréhenderons jamais cette salope de faucheuse de la même façon, mais nous n'avons certainement pas le même vécu. Il n'est pas un jour sans que je ne me questionne sur le néant, mais jamais il ne m'angoisse à ce point. Tout au plus est-il un motif de réflexion. (Exemple : j'ai constamment accès au monde, mais un jour prochain, dans la plus absolue des fatalités, tout cela me sera enlevé d'un coup.) — Mais il est impossible d'être vivant et mort à la fois ; ces deux mondes ne communiquent pas, ne peuvent communiquer ; ma mort n'existe pas : « celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. » (Épicure, Lettre à Ménécée. Est-ce rassurant ou au contraire déconcertant de savoir qu'il y a quelque 2300 ans, on se posait déjà les mêmes questions qu'aujourd'hui ?)

Retour. — Isidore nous ramène, Léandra, Georges et moi, à Bruxelles, en voiture, aux alentours de deux heures du matin. Ha ! Cette dernière semaine de travail démarre sur des chapeaux de roue ! Je ne veux même pas imaginer mon réveil sonner dans à peine quatre heures. Oh non, je ne peux pas m'imaginer une chose pareille !

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