Paris [5/16] — « Au Bistro » et aux alentours

Après avoir visité le musée d'Orsay, nous avons en tête d'aller dîner — ou plutôt « déjeuner » si l'on respecte le parler en usage sur cette parcelle de terre — au « Rubis », un petit bistro du 1er arrondissement où Léandra et Andrew avaient très bien mangé lors d'une précédente venue. Mais n'est-ce pas, je cite, « quand même un peu idiot de refaire les mêmes choses, dans une ville si grande » ? (Non, pas du tout, c'est très bien de revenir exactement aux mêmes endroits.)

Avant le bistro : histoire d'itinéraire, de cadenas & de mal de dos

Le trajet pour y aller est relativement simple : il suffit de passer la passerelle de Solférino (rebaptisée en 2006 « passerelle Léopold-Sédar-Senghor »), de traverser le jardin des Tuileries dans le sens de la largeur, de marcher pendant une centaine de mètres sur la fameuse rue de Rivoli (en regardant au passage les vitrines décorées de bijoux et de montres Rolex laides et hors de prix), puis de rapidement bifurquer sur la gauche pour emprunter deux de ces petites rues presque parallèles à la place Vendôme : la rue du 29-Juillet et la rue du Marché-Saint-Honoré. Le Rubis se trouve dans un des coins du croisement « en T » formé par cette rue et la rue Saint-Hyacinthe. (La prochaine fois, si un touriste me demande son chemin dans ce quartier de Paris, ma réponse pourra être aussi soporifique et exacte que celle d'un logiciel de planification d'itinéraires.)

La passerelle de Solférino/Léopold-Sédar-Senghor fait l'objet d'une coutume assez récente et très à la mode en ce moment, celle des cadenas d'amour : des amoureux en séjour à Paris mettent leur nom sur un cadenas, accrochent et verrouillent celui-ci au grillage d'un pont puis, souvent, jettent la clé à l'eau. Je pensais que cette pratique était cantonnée au seul pont des Arts (vu un peu plus tôt alors que nous nous dirigions vers le musée d'Orsay), mais j'apprends que d'autres ouvrages sont touchés, dont ladite passerelle, mais aussi le pont de l'Archevêché et... la passerelle Simone-de-Beauvoir (tout un symbole). La mairie de Paris, dépassée par l'ampleur du phénomène, aurait même décidé de sévir en posant des panneaux, ce qui explique peut-être la prolifération des cadenas sur d'autres ponts, qui pourrait se comprendre comme une sorte de « contre-offensive » inconsciente ? En fait non, ou pas entièrement, car les autres ponts étaient déjà atteints avant cette décision de la municipalité. — Une phrase de Léandra : « Si des extraterrestres débarquaient ici et voyaient tous ces cadenas, ils seraient sans doute très étonnés. » Mais existe-t-il des extraterrestres ? Et si oui, pourraient-ils être étonnés comme un être humain peut être étonné ? Et si oui, alors sans doute ne seraient-ils pas étonnés que par ces cadenas, s'il leur venait l'idée d'explorer la Terre...

À un moment indéterminé de la matinée (pendant notre visite du musée d'Orsay ?), Léandra s'est mise à avoir mal au dos, sans raison apparente. Dans le jardin des Tuileries, elle a même pris un petit moment pour faire quelques rapides exercices de relaxation et d'étirement, sans trop de succès. (Non, ce n'était pas ridicule, étant donné qu'au moins la moitié de la population du parc faisait elle aussi des exercices et que Léandra se fondait parfaitement dans ce décor fait de Parisiens qui courent et qui s'étirent.)

« Au Bistro » : compression, simplicité & rapidité

Léandra n'est pas certaine d'être au bon endroit : « J'ai l'impression que ce n'est pas ici. Il y avait un étage, avant... » Effectivement, il ne semble plus y avoir d'étage, mais ça ressemble quand même très fort aux images du Rubis glanées sur la Toile. Quoi qu'il en soit, le lieu est de toute façon complet et nous n'y trouvons pas la moindre place. En face, de l'autre côté de la rue Saint-Hyacinthe, il y a un second bistro qui fait le coin et qui s'appelle tout simplement « Au Bistro » (pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?). Après quelques hésitations devant la carte, c'est là que nous décidons de prendre le repas de midi.

Au Bistro, tout paraît compressé : l'allée entre les tables et le bar est très mince ; la cuisine, que l'on voit très bien depuis la salle principale, est particulièrement étroite ; quant aux tables, elles sont pour la plupart accolées, de telle façon que lorsqu'un client du côté « fenêtre » a fini son repas, il doit pousser sa table, voire celle du voisin, pour se libérer. En guise de serviette, on nous donne un tablier : c'est amusant, je me plie au jeu. Les vins sont sur ardoise et une partie de la carte également. Les nappes sont en vichy. L'ambiance est simple, familière, presque familiale... Dès le début, la patronne nous accueille d'une voix enjouée et tonitruante : « Alors, on prend un p'tit vin pour commencer ? », « Ici, c'est un bistro, faut prendre le plat du jour, hein ! On a un gigot d'agneau délicieux, à n'pas rater ! »

« Ha, vous êtes comme ça, vous ! Directement. Vous prenez directement le plat ! Et même pas une p'tite entrée pour s'ouvrir l'appétit ? » Non M'dame, pas de p'tite entrée, merci beaucoup. Léandra opte pour le gigot. J'aurais bien pris ce plat également mais, de un, je n'aime pas trop manger la même chose que quelqu'un qui se trouve à ma table ; et de deux, j'ai peur qu'il y ait un os à décortiquer (il s'avérera que non). Je prends donc un filet pur de bœuf. C'est très bon. En parallèle, je suis tellement assoiffé que je commande plusieurs rallonges de vin rouge. Avec le dessert (une crème brûlée pour ma part), le petit café et tout le reste, l'addition me reviendra finalement assez cher (plus de cinquante euros), soit près du double de celle de Léandra... — J'm'en fous, chuis en vacances !

Dans ce bistro, tout se déroule très rapidement : piégé à l'intérieur de son minuscule réduit, le cuisinier s'affaire dans tous les sens et distribue les plats à la vitesse d'une centrifugeuse. Ce n'est pas vraiment le genre d'endroit où l'on se pose. À Paris, j'ai l'impression que c'est souvent comme ça : on s'assied, on boit un coup, on mange, mais on ne s'éternise pas. Je trouve la vie ici beaucoup plus rapide et oppressante qu'à Bruxelles. (La petite capitale belge est une ville qui me convient beaucoup mieux, qui donne le temps au temps : je peux rester une heure à la table d'une brasserie bruxelloise — par exemple le Verschueren, pour comparer ce qui est comparable — sans qu'un serveur ne vienne me déranger une seule fois si je ne l'appelle pas. Dans un bistro parisien, ce genre de comportement ne serait sans doute pas du tout envisageable.) De toute façon, Léandra et moi ne comptions pas passer la journée dans cet espace exigu : nous avons beaucoup à faire de notre après-midi.

Après le bistro : un tout petit bout de voie royale

Avant de nous rendre au musée de l'Orangerie situé à l'extrémité ouest du jardin des Tuileries, nous faisons un petit détour par la pyramide du Louvre, histoire de digérer. Léandra a toujours mal au dos. Quant à moi, je suis légèrement obnubilé, comme à chaque fois, par la fantastique perspective rectiligne qu'offre l'axe historique (ou voie royale) qui débute au niveau de l'arc de triomphe du Carrousel (ou plus exactement de la copie de la statue équestre de Louis XIV réalisée par Le Bernin, dans la cour Napoléon, devant le musée) et qui se termine environ sept kilomètres plus loin, au-delà de l'arche de la Défense, en passant par l'obélisque de la place de la Concorde, l'arc de triomphe de l'Étoile, etc. Des cartes de l'axe historique parisien existent sur le Web. Voici ma propre contribution, réalisée à partir des données-satellite présentes sur Google Maps (un clic sur l'image sera nécessaire pour bien comprendre le schéma) :

Vue cartographique de l'axe historique parisien

Évidemment, il y a quelque chose de définitivement choquant, qui gâche tout : ni le Louvre, ni la pyramide ne sont dans l'axe. En réalité, l'ensemble de la cour Napoléon se présente légèrement de biais. C'est horrible. Pour que les yeux ne soient plus offensés, il faudrait déplacer l'ensemble du Louvre, mais ce serait très compliqué (il faudrait par exemple aussi détourner la Seine, trop proche du bâtiment). Ce ne serait cependant pas impossible (l'Unesco a bien réussi à faire déplacer le grand temple d'Abou Simbel pierre par pierre lors de la construction du barrage d'Assouan), seulement très coûteux... et peut-être pas vraiment indispensable ? D'autant plus que l'architecte Johan Otto von Spreckelsen a proposé quelque chose de plus simple à réaliser, au moment de la construction, à la fin des années 1980, de l'arche de la Défense : tourner cette dernière de 6 degrés et 33 minutes d'arc par rapport à la ligne droite formée par l'axe historique, afin de recréer le décalage « à l'autre bout ». Ce n'est pas la seule raison (il y avait aussi des contraintes techniques), mais c'est à tout le moins une des raisons pour lesquelles la nouvelle arche se trouve pile dans le trajet de l'axe, mais orientée légèrement de travers. C'est une idée très élégante.

Pour aller au musée de l'Orangerie, j'ai pensé qu'il serait amusant de marcher exactement dans l'axe, de façon à ce que l'obélisque et l'arc de triomphe de la place Charles-de-Gaulle soient toujours parfaitement alignés lors de la marche, mais c'est quelque chose de très compliqué à réaliser en journée et sans préparation, même en ne prenant que le jardin des Tuileries pour terrain de jeu. Et si on voulait réaliser la chose dans les règles de l'art, c'est-à-dire aller jusqu'au bout du délire et marcher sur l'entièreté de l'axe historique sans dévier une seule fois de la ligne droite centrale, il faudrait faire face à quatre principaux obstacles. Du plus simple au plus compliqué, cela donne : 1) les groupes (notamment de Japonais) qui sont sur le chemin ; 2) les vendeurs à la sauvette qui placent leurs foutues tours Eiffel miniatures en plein dans l'axe (à croire qu'ils le font exprès) ; 3) les plans d'eau et autres « décors » (dont l'obélisque de Louxor, qu'il faudrait a priori escalader) ; 4) les voies de circulation (grands boulevards, ronds-points, tracé de la ligne 1 du métro parisien, dénivellations engendrées par certains tunnels en fin de parcours) et la signalisation apparentée (feux, panneaux...). On peut facilement éviter les deux premiers points en opérant de nuit, ou en étant patient, ou parfois en sautant au-dessus des obstacles, ou encore en bousculant les gens et en piétinant les mini-tours Eiffel (déconseillé). Pour le troisième point, il faut être très bien équipé (surtout pour escalader l'obélisque). Pour le quatrième, la plus grande difficulté serait d'arriver à arrêter la circulation, au moins à un niveau local... ou alors de trouver un moyen alternatif de se tenir au milieu d'une route à quatre bandes puis d'une ligne ferroviaire tout en restant en vie. — Autant dire que je n'y serais jamais arrivé ce samedi, même avec beaucoup d'enthousiasme.

Laisser un commentaire