Navetteurs au long cours

Dans le train aujourd'hui, je me fais la réflexion que je suis un navetteur depuis environ sept ans. Un navetteur (à ne pas confondre avec "un after", qui se prononce presque de la même façon) est une personne qui fait des trajets réguliers de chez lui à son travail. Après avoir utilisé pendant plus d'un an le train pourri qui fait la liaison Bruxelles-La Louvière pour un travail tout aussi pourri, ça fait plus de cinq ans que je parcours le trajet Bruxelles-Liège, pour un travail un peu plus intéressant. 
Dans le train Bruxelles-Liège le matin, il n'y a jamais grand monde, encore moins durant les vacances (assez rares sont ceux qui habitent la capitale et qui travaillent à l'extérieur de celle-ci), mais par contre ce sont toujours les mêmes têtes que l'on croise. Il y a d'abord ceux que je connais personnellement et avec qui je m'assieds le soir quand ils sont présents (le matin, c'est sacré : tout le monde dort dans le wagon)  : Flippo, qui travaille au greffe de la jeunesse du tribunal de Liège, un très bon pote avec qui je suis parti au Québec il y a presque trois ans déjà. Flippo était une année au-dessus de moi en histoire à l'université. Il est fan de cinéma et de musique psychédélique. Il adore Chris Marker, Fassbinder, Tarkovski, Wes Anderson et Will Ferell et dit que ce n'est pas incompatible (je le crois volontiers). Il voue un culte à Neil Young. Flippo est quelqu'un de bien, qui "laisse couler", assez casanier et qui n'aime pas qu'on l'embête (quelqu'un de très facile à vivre et de reposant, somme toute, comme je m'en suis rendu compte au Canada). Il y a aussi Yama, la copine de la copine de Zapata. Yama connait plein de choses même si elle me jure constamment que ce n'est pas vrai  : le moindre film alternatif, le moindre groupe underground. Future Days de Can fait partie des trois albums qui tournent en boucle à son bureau, m'a-t-elle dit un jour. Elle connaît par ailleurs assez bien le monde des graffeurs et du hip-hop.

Ensuite, il y a les quelques uns que j'ai connus dans le train  : Amely, "l'apicultrice", que j'ai rencontrée il y a peu parce qu'elle prenait parfois le même bus que moi pour aller travailler dans la banlieue ouest de Liège. Amely a donné sa démission pour pouvoir faire le tour du monde pendant un an, un peu comme mon ami Zapata (ils vont partir plus ou moins au même moment, tiens). Elle part notamment au Pérou pendant quelques mois, pour élever des abeilles, entre autres. Il y a aussi Dizzee, le copain de Yama, un grand gars très-calme-mais-faut-pas-me-chercher-des-noises, cheveux rasés, fan de hip-hop, un peu parano sur les bords, qui a plein de projets en tête (notamment celui de créer un ligne de vêtements). Il avait l'habitude de toujours s'installer le plus loin possible à l'arrière du train. Comme Amely, Dizzee ne reviendra plus dans ce train car il a trouvé un job à Bruxelles, dans les télécommunications. Sa copine, qui travaillait également à Liège, n'est plus jamais dans les wagons non plus. Sans doute a-t-elle aussi fini par trouver un travail près de chez elle.

Ensuite, il reste tous les autres, que je reconnais mais dont je ne connais même pas le prénom comme la mystérieuse jeune femme froide, brune, lunettes, chaussures Nike, ordinateur Mac. Elle lit parfois Les Inrocks. Il y a un mois, c'était L'utilitarisme de John Stuart Mill. Elle a l'air très éduquée, intelligente et ne supporte pas les emmerdeurs dans le train (genre ceux qui écoutent leur musique à fond ou qui jouent avec des jeux bruyants et débiles sur leur gsm). Elle n'est pas la seule. Il y a aussi celle qui prend le tram en même temps que moi à la station Albert. Ou encore celle qui se balade toujours avec son sac Quechua rouge. Il y a également les deux hommes, peut-être des frères, avec leur petites valisettes, qui font toujours le trajet ensemble ; le cinquantenaire barbu qui a l'air sympa qui prend le train à Leuven... Etc. Je serais curieux de savoir dans quoi travaillent tous ces gens.

Arrivé au boulot, je regarde les actualités. David Servan-Schreiber est mort ce dimanche. Ironie du sort : c'est un cancer qui a eu raison de l'auteur d'Anticancer. Je regarde aussi les nouvelles par rapport à l'extrémiste qui a assassiné une septantaine de personnes à l'arme automatique dans un congrès de jeunes sociaux-démocrates norvégiens. Je vais jeter un œil sur la vidéo et le manifeste que ce taré a posté avant le massacre. Il se considère comme un templier luttant pour le "retour à une Europe chrétienne". Il veut débarrasser sa nation des marxistes, du multiculturalisme et des musulmans et propose une stratégie à long terme (jusqu'en 2083) pour arriver à cet objectif. La vidéo est accompagnée d'une petite musique dans le pur style folk néo-païen. C'est assez dément. Plus dément encore : les néonazis qui lui donnent raison dans les commentaires (c'est à gerber). 

L'après-midi, Lewis me téléphone pour me proposer d'aller manger au restaurant italien samedi midi. Pourquoi pas ? Il a l'air en forme. Il me parle de Léandra. Il a vu Mary ce lundi qui lui a dit que je buvais un verre avec elle au Parvis. Il est tout content car il m'assure qu'il a retenu le prénom de Léandra, que c'est une femme intelligente avec un sens de la discussion, blablabla (je suis certain que mon amie sera contente de le savoir, ha !). 

Après le travail se profile un long périple en train vers Ecaussinnes (le village de mon ami Fred Jr) avec correspondances et tout ce qui les accompagne. Je rate ma correspondance à Huy, où je poireaute une heure au café en face de la gare. Je bois un Orval et mange de petits toasts servis par une serveuse ma foi bien sympathique. Dans le train vers La Louvière, je voyage en compagnie d'une demoiselle qui lit un roman de Fred Vargas au rythme d'une page toutes les 10 minutes. Sur la banquette opposée, se trouvent deux vieilles personnes qui ont une discussion captivante sur les "oi" qui se prononcent "o" : le village d'Oignies, des oignons. À noter : dans ma région natale, on dit aussi "poreau" pour poireau.

Après une deuxième correspondance à La Louvière, j'arrive enfin à Ecaussinnes où m'attendent Fred Jr et Léandra. Fred se remet tout doucement d'une entorse. Je suis content de le revoir. Nous allons manger à la brasserie du Vieux Moulin. La discussion tourne d'abord autour du boulot (Léandra et Fred ont travaillé tous les deux dans le même service public). Léandra remarque que je m'endors un peu. Fred est en forme : il fait des plaisanteries très subtiles, ainsi que des jeux de mots de très haute volée, à la manière d'un véritable gars de la région du Centre. À la gare de Soignies, attendant notre train pour Bruxelles, Léandra parle (une nouvelle fois) de son livre The Game sur la drague et Fred essaie de le mettre en pratique directement (il est très fort).

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