Châteaux & industrie

« Qu'est-ce qu'un château d'industriel ? » — La question a été posée de nombreuses fois aujourd'hui lors d'une (très) longue, dense et foisonnante journée d'étude consacrée au sujet regroupant historiens, historiens de l'art, architectes, propriétaires, etc. Le cadre (le château Mondron à Jumet) est agréable et les interventions sont majoritairement de grande qualité. — Comme dans tout bon colloque réunissant une poignée de spécialistes sur un sujet assez pointu, cette question d'apparence simple en engendre d'autres. Par exemple : est-ce qu'un château dans lequel une activité industrielle s'est développée, sans la composante « habitation », entre dans la liste des châteaux d'industriel ? Ou : faut-il compter les financiers dont l'activité est indirectement liée à l'industrie (par exemple le gouverneur de la Société Générale, un des plus puissants holdings belges aux XIXe et XXe siècles) comme étant eux-mêmes des industriels, et par conséquent leurs châteaux comme étant des châteaux d'industriel ? Ou encore : qu'est-ce qui distingue un château d'industriel d'une autre construction comme une villa d'industriel ? Faut-il se baser sur des éléments quantitatifs (tels que le nombre de pièces ou la superficie des jardins) ou qualitatifs (tels que la manière dont le bâtiment est agencé, intérieurement et extérieurement) ? Mais peut-être se pose-t-on trop de questions et peut-on tout simplement appeler « château » tout bâtiment que les habitants des environs (les ouvriers notamment, qui vivent dans une maison bien moins imposante que celle de leur patron) appellent « château », même si techniquement ce n'en est pas un ? En tout cas, si le château Solvay à La Hulpe n'est pas un château d'industriel, alors je mange mon chapeau.

Typologie des châteaux d'industriel. — Ce vendredi donc, du matin au soir, nous bouffons de la typologie, de la typologie et encore de la typologie (avec une pause café de temps en temps et un « walking dinner » à midi, où certaines personnes continuent de parler de typologie, de typologie et aussi de typologie). Les nombreux cas exposés sont classés, mis dans des cases (ce n'est pas déplaisant). Sans s'être concertés, de nombreux intervenants font appel aux mêmes critères (c'est rassurant). Beaucoup ont recours à une typologie croisée. Ainsi, par exemple, il est possible de classer un château d'industriel selon (1) qu'il est proche de la zone industrielle proprement dite (forte dimension de contrôle) ou (2) éloigné de celle-ci (dimension de plaisance) ; mais il est également possible d'établir un classement en prenant en compte non pas le rapport au lieu, mais plutôt la façon dont le château a été acquis (si on triture le concept, il s'agit presque d'un rapport au temps) : certains capitaines d'industrie (A) font construire leur château, tandis que d'autres (B) rachètent à la vieille aristocratie une demeure déjà construite (il y a là souvent, de la part de la bourgeoisie industrielle naissante, une volonté d'accéder à une classe supérieure en récupérant les apparats de l'ancienne noblesse foncière). Si l'on croise ces critères, on se retrouve avec quatre types de châteaux différents : (1A) ceux construits non loin de l'usine, (1B) ceux rachetés à l'aristocratie, autour desquels se développe une usine, (2A) ceux construits en dehors de la zone de production et (2B) ceux rachetés à la noblesse, situés en pleine campagne, isolés du bruit et de la pollution. Il existe, pour chacun de ces types, de nombreux exemples emblématiques. Par exemple, le château Cockerill à Seraing est une demeure aristocratique rachetée au tout début de la révolution industrielle en Belgique (1817) par James et John Cockerill pour y développer leur industrie (type 1B), tandis que le château de la Croix Saint-Hubert, à l'orée du bois de Rognac, entre Seraing et Neuville-en-Condroz, est un château que les banquiers Chaudoir ont fait construire à l'abri de l'agitation du bassin industriel liégeois (type 2A, du moins si l'on étend l'industrie à l'activité bancaire). C'est un sujet tellement passionnant que je détaillerai sans doute tout cela une autre fois, dans d'autres articles.

Un petit monde d'apparences. — Avec l'expérience, j'ai appris à connaître comment fonctionnait ce genre de journée d'étude et à être beaucoup moins tendu qu'auparavant. Tout cela me demande néanmoins toujours beaucoup d'efforts : être moins tendu ne signifie pas être complètement à l'aise, et certainement pas être naturel. Je suis en représentation et, à la fin de la journée, je suis fatigué d'avoir porté un masque si longtemps. Curieusement, ce qui augmente mon stress n'est pas de prendre la parole devant un parterre impersonnel (quand le sujet me passionne — ce qui est le cas en l'occurrence —, j'adore ce genre d'exercice et je peux même me mettre en scène), mais bien l'idée d'interagir avec des gens, de manière individuelle, personnelle. Il me faut, aujourd'hui encore, énormément d'énergie pour dire bonjour/au revoir à des dizaines de personnes, discuter, prendre des nouvelles, parler de tout et de rien (le small talk — « Ha, quelle magnifique journée pour un début de mois d'octobre, n'est-ce pas ? » — est jusqu'à un certain point inévitable lors de ces rencontres)... Le pire est de devoir décrire où je travaille et ce que je fais dans la vie. Quelle importance ? Les gens s'intéressent-ils vraiment à cela ou est-ce seulement de la politesse ?

Typologie des orateurs. — Il y a, d'un côté, les orateurs dont les yeux ne décollent jamais d'un texte préparé à l'avance et, de l'autre, ceux qui n'y ont jamais recours. Entre ces deux extrêmes, une série de comportements : les orateurs qui lisent leur texte mais qui lèvent souvent les yeux vers l'assistance, ceux qui parlent en s'aidant d'un simple plan, ceux qui ont tout étudié par cœur (ils sont rares), etc. — Celui que j'admire le plus, c'est mon ancien collègue Alain : quand il parle, tout coule avec tellement d'aisance et de douceur... Il a aussi une très bonne mémoire et il arrive à ornementer son discours de petits détails et d'anecdotes donnant du corps et des aspérités à une histoire qui, racontée par d'autres, serait terriblement fadasse. Il y a aussi Claude, qui met tout de suite l'assistance à l'aise avec son air bonhomme et ses traits d'humour pince-sans-rire. — Quant à moi, c'est comme toujours un peu chaotique. Je ne changerai jamais : j'ai posé sur le pupitre onze pages A4 manuscrites rédigées dans l'urgence la veille au soir. Et je n'en ai évidemment pas lu la moindre ligne. Dès le début, je me suis rendu compte que toutes ces phrases n'étaient pas naturelles. Je me suis donc mis à parler de tout ce qui me passait par la tête. Même devant un public, je ne peux pas m'empêcher de réfléchir tout haut. Il a même existé, dans le passé, des occasions où je découvrais, au moment même où je parlais, une nouvelle façon de voir les choses qui m'avait échappée lors du travail « en chambre », et que j'ai développée « en direct » sans trop savoir ce que je disais. Parfois ça passe, parfois ça casse. Aujourd'hui, ça s'est bien passé. C'était beaucoup trop court (« J'avais encore tellement de choses à vous dire ! »), mais ça s'est bien passé quand même.

Typologie du public. — Dans ce genre de rassemblement, je fuis comme la peste les rapaces du gagnant-gagnant, ces personnes qui commencent par vous demander quel est votre diplôme, où vous travaillez et ce que vous faites. Ce n'est pas qu'ils s'y intéressent vraiment, c'est surtout qu'ils veulent savoir si ça vaut la peine de perdre du temps avec vous. Comme à chaque fois, je les observe placer leurs pions (« Puis-je avoir un autographe ? ») et c'est pathétique. (Quand je dis que je les fuis, c'est un travestissement de la réalité où je me donne le beau rôle : je ne les intéresse pas, donc c'est surtout eux qui m'évitent.) Fort heureusement, dans les colloques d'historiens, il y a aussi beaucoup de gens désintéressés, simplement passionnés. C'est avec ceux-là que j'essayent de traîner la plupart du temps, et avec lesquels je me sens beaucoup plus en confiance.

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