σχίζω
C'est une drôle de façon de commencer une conversation avec un inconnu : « Excuse-moi... Je suis une bipolaire de type II. » Pourquoi me dit-elle ça ? Ensuite, je comprends qu'elle fait référence à ce que j'écris sur King Crimson et la schizoïdie : assise dans mon dos, elle s'est retournée et a lu ce que j'étais en train de rédiger. (À la Maison du Peuple, les murs ont non seulement des oreilles, mais aussi des yeux : j'ai souvent tendance à l'oublier.) Elle me demande ce qu'est la schizoïdie : est-ce le même genre de trouble que la schizophrénie ? Non, les deux partagent seulement la même racine grecque, cette fameuse idée de coupure. Je ne lui explique pas les choses de cette manière, je reste assez confus. « Je suis en train d'écrire un article sur un groupe de rock et sur les liens qu'il entretient avec la schizoïdie. » Elle me répond : « Oui. Beaucoup d'artistes ont des troubles mentaux. C'est très fréquent. Quand ils sont dans une phase "haute", ça leur permet de créer. » Elle est musicienne et m'explique aussi : « J'ai arrêté mon doctorat. Je suis plutôt superficielle. » Par superficielle, elle veut dire qu'elle préfère s'intéresser à beaucoup de sujets en surface et qu'elle ne désire pas se spécialiser. Je comprends parfaitement ce que ça signifie. Je lui déclare que je suis un peu comme ça aussi (horizontal), sauf à certains moments où j'ai tout de même envie d'approfondir un sujet donné. Durant ces moments-là, je peux aussi être vertical, mais cela ne dure jamais longtemps, quelques années tout au plus.
Je lui écris l'adresse de mon nouveau journal sur un bout de papier.
« "underniercafeavantlaurore.net"... C'est un peu long, mais c'est un beau nom.
— Je voulais vraiment qu'il y ait "aurore" dans le titre... Cette idée de prendre tranquillement un dernier café juste avant le lever du soleil. Je vis beaucoup la nuit, donc ça a un sens. »
Elle me demande alors si je connais L'Aurore de Murnau. Mais non, je ne l'ai jamais vu ! J'ai des énormes trous dans ma culture cinématographique.
Quelle est la probabilité pour que je puisse parler du MBTI® avec une femme rencontrée par hasard il y a dix minutes à la Maison du Peuple ?
« Je suis une "ENTP". Tu connais ?
— Ha ? Moi c'est plutôt "INTP".
— Alors on est presque les mêmes.
— Oui, sauf que je suis plutôt introverti et toi plutôt extravertie.
— Tu y crois, toi, à ces tests ?
— Oui et non. Je pense qu'on ne peut pas enfermer les êtres humains dans seize cases, que ça n'a pas beaucoup de sens.
— C'est plus une sorte de règle. On se situe quelque part entre deux extrêmes.
— Personnellement, c'est souvent blanc ou noir, donc j'ai le sentiment de me situer à chaque fois à l'une ou l'autre de ces extrémités, mais ça ne fonctionne pas pour tout le monde. J'ai écrit un article à ce sujet sur mon blog justement, il y a peu de temps.
— Oui, ça ne m'étonne pas. »
« Je suis très intelligente » : j'adore quand quelqu'un fait sans ambages ce genre de déclaration, du moins quand c'est vrai. Lorsque c'est faux, ça tombe un peu à plat, évidemment. Dans ce cas-ci, ce n'est pas de l'immodestie, c'est de l'honnêteté et de la franchise. Je lui réponds donc : « Oui, ça se voit tout de suite. Je m'en suis rendu compte. » Qu'aurais-je pu répondre d'autre ? — Je repense à cet inconnu rencontré dans le train le 16 mai 2012, César, qui m'avait fait un peu la même impression : celle que l'on peut parler de tout, être directement compris et passer très vite d'un sujet à l'autre, d'une association d'idées à l'autre. (Si on remonte plus loin dans le temps, on se rendra compte que c'est toujours un peu de cette manière que je trouve mes amis.)
Nouvelle routine
En deuxième partie de soirée, je rejoins Bob, Jerry, Kadir et Gondry à l'« Etcetera », sympathique petit café etterbeekois découvert, pour ma part du moins, le 11 juillet dernier. C'est désormais une routine pour eux : tous les jeudis, ils se retrouvent là-bas à 21 heures 30, après leurs activités respectives. Ils m'ont proposé de les rejoindre, mais c'est la première fois que j'en ai l'occasion (il y a deux semaines, j'étais trop fatigué et j'avais préféré rester dans mon fief ; il y a une semaine, j'étais à Blankenberge). Je suis peut-être un peu trop seul pour l'instant et cette nouvelle routine me fera sans doute du bien, socialement parlant. S'ils la continuent l'année prochaine (et si je ne suis pas de trop), je veux bien prendre ma carte d'adhérent.
Kadir ne comprend pas pourquoi les syndicats dans son entreprise ne gèrent pas les problèmes individuels de tout le personnel. Je lui explique que pour bénéficier d'un soutien individuel de la part d'un syndicat, il faut en être membre : « Les syndicats sont présents pour tous les travailleurs globalement, au niveau de l'entreprise, mais ne gèrent pas les problèmes juridiques individuels des non-syndiqués. » Il trouve que ce n'est pas normal. Je ne suis pas d'accord, il n'est pas d'accord : la discussion dure... un certain temps.
« Si les syndicats veulent vraiment toucher le gouvernement là où ça fait mal, enrayer l'économie, faire quelque chose d'envergure, pourquoi n'essayent-ils pas de bloquer toutes les télécommunications, les accès aux réseaux, les fournisseurs d'Internet ? » C'est une bonne question. Je lui réponds en vrac : certainement parce que c'est difficile (voire impossible) à mettre en œuvre, probablement aussi parce que c'est illégal... Et puis, après tout, les syndicats n'ont-ils pas tout aussi besoin du réseau que les autres ? (Voilà ce qui s'appelle être piégé.)
Je ne sais pas trop comment il est possible de se retrouver vers une heure du matin à l'angle d'une rue, avec chacun un Orval à la main, puis, une demi-heure plus tard, dans le salon de Jerry avec toujours le même Orval et un petit chaton qui court partout. Je finis par me retrouver à la place Flagey, où je rentre dans un taxi. J'ai un peu trop bu. De retour à mon appartement, avant de m'endormir, je lis quelques pages Web sur L'Aurore de Murnau. Je dois me lever dans trois heures environ pour aller travailler. — Ha, comme je vais être frais, les vendredis, si je m'installe dans cette nouvelle routine !