Archives mensuelles : mai 2014

Une journée au cœur du processus démocratique

« Donc, si je comprends bien, Papa, tu vas être "roi du vote" ? »
(Gaëlle, vendredi 16 mai 2014.)

Deus ex machina. — Hier soir, désespéré à l'idée de ne pas trouver un secrétaire pour le bureau de vote dont j'ai la responsabilité, je retéléphone à l'assesseure récalcitrante que je n'avais pas réussi à convaincre jeudi dernier. Je tombe sur un répondeur. Je me dis qu'elle a prévu le coup, évidemment : elle a coupé son téléphone pour être certaine que je ne puisse plus la joindre (peut-être est-ce de la paranoïa de ma part ? — Mais non !). Je raccroche sans laisser de message. À peine une minute plus tard, le téléphone sonne. Un homme à l'appareil : « Bonsoir Monsieur, je suis le compagnon de la femme à qui vous avez laissé un message dans la boîte aux lettres aujourd'hui. » Ha ? La seconde assesseure possible sur ma liste ? « Elle n'est pas disponible demain », continue-t-il, « mais j'avais convenu avec la commune que je la remplacerais en cas de besoin. Je remplirai donc cette tâche de secrétaire de bureau de vote avec plaisir ! Je suis parfait bilingue. » Ce monsieur me sauve la vie en m'enlevant une horrible aigreur de l'estomac, raison pour laquelle je lui dis : « Vous me sauvez la vie ! » Il me répond : « Vous sauver la vie ? N'exagérons pas. Il ne s'agit que d'une élection. » (Cette personne au sens civique très développé a été du plus grand des secours durant toute la journée de dimanche, à tel point que je considère avoir une véritable dette envers lui désormais.)

Ce qui n'a pas été et n'ira jamais. — Catapultez-moi président de quoi que ce soit, d'accord, oui, pourquoi pas ? Mais ne comptez pas trop sur moi pour la paperasse, car je suis incapable de gérer la paperasse. Je suis incapable de remplir les formulaires ACF/11bis en trois exemplaires, d'être procédurier, de faire de l'administration courante, de compléter un document de manière soignée ! Quand j'écris que j'en suis incapable, c'est que j'en suis vraiment incapable : ce n'est pas une simple question d'être plus consciencieux ou plus appliqué que d'habitude, non, c'est plus profond : je suis incapable d'effectuer des tâches administratives, répétitives et systématiques. Je perds réellement mes moyens lorsque je suis confronté à ce genre de tâches. — Ayant depuis longtemps conscience de mes propres limites en la matière, j'avais plusieurs jours avant l'élection préparé un classeur (!) contenant chaque document et formulaire dans des pochettes en plastique (!!) séparées par des intercalaires (!!!). Mais le jour même, dans le feu de l'action électorale, le classement a volé en éclats, métaphoriquement du moins ! Note pour la prochaine fois : déléguer l'ensemble de cette partie administrative ennuyante à une personne ordonnée qui aime la chose (un secrétaire de direction, un comptable, un juriste, etc.).

Ce qui a été et ira toujours. — Si vous me donnez pour rôle de coordonner une équipe ou de faire en sorte que tout se passe bien dans un lieu dont je suis le responsable en dernier ressort (c'est-à-dire s'il n'y a personne d'autre pour être le responsable à ma place), je m'acquitterai de la fonction avec probité et honnêteté, et ce même si je ne suis pas naturellement porté à le faire. Comme je le savais déjà, la gestion de mon équipe s'est bien déroulée, de même que celle des électeurs de mon bureau de vote. J'ai toujours été très fort pour paraître extrêmement doux et sympathique, pour prendre des décisions pragmatiques très rapidement et aussi pour donner aux gens le sentiment que leur avis était pris en compte dans chaque décision, même minime. J'aime l'idée de commander sans jamais commander, de donner des ordres sans jamais en donner (j'ai peut-être appris cela à treize ans en lisant Dune). Dans une société saine, quelqu'un qui a une fonction de direction ne devrait jamais donner d'ordres : tout devrait aller de soi, logiquement... et aussi être réversible : est un piètre dirigeant celui qui ne remet jamais en doute ses décisions et qui n'admet pas ses propres erreurs ou faiblesses. Un coordinateur qui donne des ordres stricts — qui n'entend pas ce qu'ont à dire ceux qu'il coordonne — est un faible. (Ce constat n'est valable que si l'on a sous la main une équipe compétente et efficace à qui l'on accorde un minimum de confiance et d'autonomie. Dans le cas contraire, c'est une catastrophe : on ne peut rien faire de grand avec des lourdauds.)

« Tu parles comme si tu avais sous tes ordres une armée de cent mille hommes !
— C'est la même chose ! »

Jalousie. —  « Donc, si je comprends bien, moi, son mari, je ne peux pas aller dans l'isoloir avec elle alors que vous, un inconnu, vous le pouvez ? », me demande-t-il, railleur. Avant cet incident, j'étais presque enclin à penser que ça n'existait pas, alors que ça existe vraiment : un homme qui ne veut pas que j'accompagne sa femme dans l'isoloir pour l'aider à voter. J'ai facilement réglé le problème en me faisant remplacer par une assesseure. Celle-ci fera plus tard la remarque suivante : « Moi, je dis qu'un homme qui se comporte comme ça, c'est un homme qui a un grave problème de confiance en lui. » (Note pour la prochaine fois : toujours avoir au moins une femme dans son équipe, au cas où...)

Trois pouces et demi — Non, ce n'est pas une blague : il s'agit des dimensions des quatre disquettes (!) destinées non seulement à mettre en route les ordinateurs servant au vote électronique, mais aussi à récupérer les informations de l'urne une fois que celle-ci est clôturée. Des années que je n'en avais plus utilisée une. Le vote électronique en Belgique, c'est vintage !

La démocratie incomprise. — J'ai dû assister de nombreuses personnes qui ne comprenaient rien au vote, soit pour des raisons techniques, soit pour des raisons politiques, soit les deux. J'ai pu aider facilement toutes celles qui avaient des problèmes d'ordre technique, mais je n'ai pas pu être d'une grande aide pour celles qui avaient des problèmes d'ordre politique : « Je suis seulement là pour vous assister, je suis tenu à la neutralité absolue ! », ai-je dû répéter à de nombreuses reprises. Les électeurs concernés ne savaient alors pas trop quoi faire, surtout ceux qui me demandaient pour qui ils devaient voter. Certains ne voyaient pas sur la liste des candidats le nom qu'ils avaient en tête et étaient perdus ; d'autres ne savaient même pas ce qu'était un parti et ce qu'il représentait. — Arrivé à ce stade d'incompréhension, le vote est à mon sens une belle mascarade : il n'y a aucun sens à faire voter quelqu'un qui n'a pas l'éducation nécessaire pour comprendre pourquoi/pour qui il vote. (C'est donc avant tout, en amont, une question d'éducation : la démocratie n'a de sens que si tout le monde est éduqué jusqu'à un certain point, et encore ! Donc la démocratie n'a pas vraiment de sens pour le moment. Donc... [Autre débat.])

Du café pour patienter. — Présents en soirée dans la salle du conseil de la commune, après la clôture des bureaux de vote : près d'une centaine de présidents. Certains sont assis, d'autres sont debout ou déambulent dans la salle : un capharnaüm et beaucoup de brouhaha... Au fond de la salle, assise sur un grand siège au centre d'un long bureau, la juge de paix est entourée de ses conseillers. Ils appellent les présidents un à un, dans le désordre : « BUREAU 74 ! », « BUREAU 41 ! ». Quand arrive le tour du « BUREAU 1 ! », tout le monde se met à applaudir et à rigoler, sans raison. Je crois que nous sommes tous un peu fatigués. Dans le coin opposé de la salle, du café ! Mon dieu, du café ! Je me rappelle les mots de notre formateur, le 17 mai dernier : « Nous vérifions ce que vous avez fait de la journée, vous savez. Après l'élection, vous devez venir à la commune avec tous les documents. Cela prendra un certain temps, mais il y aura du café ! » Ce monsieur n'a qu'une parole !

« Monsieur Evenvel veut bien rempiler ! » — Devant Madame la juge de paix et son adjoint (qui n'est autre que le formateur mentionné ci-dessus), je déclare, tout content : « Être président, c'était vraiment une expérience intéressante. Je suis partant pour la recommencer si vous avez besoin de moi aux prochaines élections... » L'adjoint s'exclame : « Ha ! Ça, il faut le noter quelque part ! Avez-vous entendu ce qu'il vient de dire ? Avez-vous un post-it ? Monsieur Evenvel veut bien rempiler ! Il faut le noter, il faut le noter ! » — Est-ce... si rare que ça ? — Toujours est-il que Je suis déchargé de mes fonctions et que je peux enfin quitter la salle. Il est 21 heures 30. Cela fait plus de quatorze heures que je cours dans tous les sens. Je rejoins Léandra au Parvis de Saint-Gilles aux alentours de vingt-deux heures. Il fait presque délicieux dehors. Mon amie va chercher à boire : pour moi, un demi-litre de pils bien fraîche. Mon esprit est vide, je suis heureux. J'ai en tête les paroles de la chanson « Lost On Yer Merry Way » de Grandaddy, qui traduisent merveilleusement bien mon humeur du moment :

« All that I'm asking tonight
Is that I make it back home alive.
No explosions, no crashes, no fights:
I want to get back home
Back home
Back home
Back home tonight. »

Sensibilité à fleur de peau

Ce samedi après-midi, à Namur, une situation inhabituelle : je viens de quitter la « fancy-fair » de l'école de ma fille Gaëlle et je vais manger une glace en sa compagnie... mais aussi avec Maïté, sa maman, et Simon, son demi-frère (c'est la présence de ces deux-là pendant plus d'une heure qui est inhabituelle).

Sur le chemin du retour vers la gare, une situation vaut la peine d'être décrite (contrairement à ladite fancy-fair qui, comme toute fête d'école qui se respecte, est d'un ennui profond) : Simon veut prendre le jouet que Gaëlle tient en main (une sorte de chenille en plastique malléable). Gaëlle refuse. Simon rouspète. Alors Gaëlle lui crie un peu dessus : « Non, Simon, je ne veux pas que tu la prennes car tu ne voudras jamais me la rendre ! » Cinq minutes passent, nous sommes presque arrivés devant la gare et Simon a oublié jusqu'à l'existence de la chenille... Mais Gaëlle se met à pleurer, apparemment sans raison : non pas quelques larmes, mais une véritable crise de pleurs. « Pourquoi pleures-tu tout à coup ? » Réponse : « C'est parce que je n'aime pas la façon dont j'ai répondu à Simon ! J'y ai beaucoup réfléchi et me suis dit que je lui avais sans doute fait beaucoup de peine en lui criant dessus ! »

Simon la regarde alors d'un air interloqué (un regard qui veut dire : « Pourquoi pleure-t-elle ? ») et j'utilise ce comportement pour réconforter ma fille : « Regarde, il a déjà oublié ! Il n'est pas si peiné ! Ce n'est pas grave... », mais rien n'y fait. Rien n'y fait et Gaëlle pleure pendant quelques longues minutes : « Je n'aime pas la façon dont je lui ai répondu ! je n'aime pas la façon dont je lui ai crié dessus ! »

C'est que j'en serais presque fier. Fier en raison de la très bonne capacité d'empathie dont témoigne manifestement cette situation, mais aussi pour l'ensemble de la réflexion qui a conduit à cette remise en question : c'est, pour autant que je puisse en juger, quelque chose de très inhabituel pour un enfant que de réfléchir si loin et de pouvoir appliquer un jugement sur une action passée, en prenant pour base une éthique personnelle, que l'on pourrait résumer par un syllogisme : « Ce qui est injuste est mal. J'ai agi injustement. J'ai donc mal agi. »

Les assesseurs ne siègent pas

Au téléphone, ce midi :
« Bonjour, je me permets de vous contacter car vous êtes néerlandophone et reprise sur les listes d'assesseurs de la commune de Forest pour les élections de ce dimanche. Est-ce que vous êtes toujours disponible ?
— Oui, je viens d'ailleurs de renvoyer ce matin le formulaire à la commune...
(Seulement aujourd'hui ? Mauvais signe.)
— Parfait, parfait. Voilà, je vous explique la situation : je viens d'être désigné président de bureau de vote en remplacement d'un président empêché et j'aurais besoin de vous pour assurer le rôle de secrétaire, qui pourra venir en aide aux électeurs néerlandophones.
— Ha. Écoutez, je vais être franche avec vous : je comptais ne pas exercer, car ce dimanche, c'est l'anniversaire de ma grand-mère. Je peux faire une copie de sa carte d'identité si nécessaire.
— Mais vous venez de me dire que vous avez renvoyé le formulaire à la commune...
— En fait, je comptais passer au bureau de vote ce dimanche matin mais être dispensée.
— Donc vous n'avez pas d'empêchement particulier.
— Sauf l'anniversaire de ma grand-mère.
— Ce n'est pas un vrai motif d'empêchement.
— Écoutez, ce n'est pas de ma faute si vous ne savez pas parler néerlandais.
(Grrr... Rester calme.)
— Ce n'est pas ça le problème : la loi exige que le président soit assisté par un secrétaire parlant parfaitement l'autre langue, de manière à aider au mieux les électeurs néerlandophones.
— Oui, je comprends, mais j'aimerais vraiment avoir mon dimanche. Essayez de trouver quelqu'un d'autre. »
Et elle raccroche.

J'ai longtemps hésité à rapporter son comportement à l'autorité compétente, mais j'ai fini par considérer que ce serait une forme de délation particulièrement détestable. Cette histoire a été un motif de stress durant le reste de la journée, comme à chaque fois que je n'arrive pas à savoir exactement ce que je dois faire, que je n'arrive pas à trancher. J'ai décidé de laisser tomber l'affaire pour l'instant et de la rappeler si et seulement si je ne trouvais personne d'autre. Après tout, j'ai un deuxième nom sur ma liste de secrétaires possibles. Je dois encore lui envoyer une lettre d'urgence.

Par contre, J'ai mémorisé toutes les informations au sujet de cette dame, y compris diverses photographies (que j'ai trouvées très facilement sur la Toile). Si un jour je la croise, cette artiste flamande, je saurai directement à quoi m'en tenir.

Les morts ne votent pas

Réunion  d'information à destination des présidents de bureau de vote ce matin, à Bruxelles.

« Mauvaise nouvelle ! », déclare notre formateur en début de réunion. « Il y a une activité sportive ce samedi, donc contrairement à la fois dernière, vous n'avez pas le droit de vous garer sur le parking. »
Soupirs dans le public. Plusieurs dizaines de personnes se lèvent et sortent de la salle, clé de voiture en main. Dix minutes plus tard :
« Tout le monde est revenu ? Y a-t-il des gens dans l'assistance qui sont mal garés ? »
Une dame lève la main.
« C'est vrai, vous êtes mal garée ? Bon, notez votre numéro d'immatriculation sur un papier. Je viens d'avoir le commissaire au téléphone, il fera sauter le PV si vous en avez un... Même chose pour ceux qui ont dû mettre de l'argent dans un parcmètre. Nous en avons ici pour deux-trois bonnes heures, donc si vous n'avez pas mis assez d'argent dans la machine, c'est pas grave : vous n'aurez pas d'amende. »
Plusieurs personnes se regardent et chuchotent, incrédules : « Hein ? Deux-trois bonnes heures ? »

« Vous devez arriver à sept heures dans votre bureau de vote. Sept heures. Pas sept heures et demi : sept heures. Ne passez pas votre temps à aller chercher des pains au chocolat et du café pour vos assesseurs, hein... Nous nous en chargeons. Oui, nous nous en chargeons désormais, parce qu'un jour, un président a eu la bonne idée de passer par une pâtisserie avant d'arriver dans son bureau de vote. Résultat : il est arrivé à huit heures parce qu'il y avait une file ! »

« Le bureau de vote est ouvert en permanence, de huit à seize heures. Ça peut paraître évident mais ça ne l'est pas toujours, puisqu'un jour, un président de bureau a décidé d'aller au restaurant avec ses assesseurs sur le temps de midi. Il avait laissé une pancarte sur la porte : "Bureau fermé". À son retour, il y avait une file énorme, évidemment ! »

« Il y a une question qui se pose de temps en temps, c'est celle du voile : est-ce qu'une assesseure peut porter le voile ? Le ministère n'a pas rédigé de consigne claire à ce sujet. Tout au plus dit-il qu'il ne faut pas mettre en avant ses convictions philosophiques. Mais c'est très flou, tout ça. En fait, le ministère ne se positionne pas vraiment. Mais si une assesseure arrive voilée, est-ce grave ? Est-ce important ? Vous savez, ça fait trente ans que je suis responsable du bon déroulement des élections, et j'ai connu des curés qui venaient voter après la messe sans s'être changés. Ou des bonnes sœurs en habits de bonnes sœurs... Voilà... Tout cela n'a pas vraiment d'importance. En fait, il n'y a aucun problème. »
Petite pause, puis :
« Ha si, parfois, il peut quand même y avoir un problème : un collectif d'électeurs qui se plaint qu'une assesseure soit voilée. C'est déjà arrivé une fois, c'était le bazar dans le bureau de vote. Ils peuvent même faire circuler une pétition, ou bien remettre une lettre expliquant leur motivation. En tant que présidents, vous êtes chargés de la police dans votre bureau. Ce qu'il faut faire quand ça arrive, c'est prendre le document, le noter dans le PV et leur dire que la juge de paix sera informée de la plainte. En dernier ressort, c'est à elle de décider du bien-fondé de tout ça... »

« Et que se passe-t-il si un électeur veut faire un selfie dans l'isoloir, avec son smartphone par exemple ? », demande un homme au premier rang.
« Ha, eh bien figurez-vous qu'il y a quelques jours, j'ai reçu une note hilarante du ministère à ce sujet. Hilarante... Bon, je vous résume la chose : grosso modo, il faut faire en sorte que ça ne soit pas possible. Ne me demandez pas comment ! »
(Rires dans la salle.)
« Ha, il y a peut-être un truc quand même : c'est de regarder si les pieds de l'électeur sont tournés du bon côté... »
(À nouveau des rires.)
« Parce que bon, si le gars fait un selfie dans l'isoloir, c'est sans doute pour se photographier avec le résultat du vote sur l'écran de l'ordinateur, sinon ça n'a pas vraiment de sens... Le gars, il ne va pas se dire : "Ha, chouette, je vais me photographier dans l'isoloir" ! Et il ne va pas non plus tourner toute la machine pour se prendre en photo avec les pieds dans le bon sens, donc bon... S'il a les pieds tournés, c'est qu'il y a une raison. Mais tout compte fait, est-ce grave ? Le secret du vote n'est pas préservé dans ce cas précis, certes, mais c'est plus lui que ça regarde. C'est un peu comme si le gars se rendait au café après l'élection et criait aux autres clients : "Hé, moi, j'ai voté pour lui, ha-ha !"... »

« Les listes d'électeurs ont été arrêtées le 28 février. Entretemps, il y a eu des rectificatifs. Vous aurez donc le jour du scrutin une liste qui reprend les électeurs qui ne peuvent plus voter parce qu'ils ont été déchus de leurs droits civiques. Il y a aussi ceux qui sont décédés. Leur nom est sur la liste, mais eux, évidemment, vous ne risquez pas de les voir débarquer. »

Conclusion : être président de bureau de vote, c'est à coup sûr avoir plein de bonnes histoires à raconter. Une expérience intéressante sur une longue liste d'expériences intéressantes donc.

Des nouvelles de la plèbe

Lu dans le train qui nous ramène Gaëlle et moi en Belgique : le chapitre « Qu'est-ce qui est noble ? » de Par-delà le bien et le mal1, dans lequel Nietzsche, pour la énième fois — j'ai arrêté de compter —, oppose l'espèce très rare des aristocrates (ces créateurs de valeurs qui refusent toute forme de pitié ou de compassion et qui, par instinct, dominent, exploitent, asservissent, etc., etc.) à la masse vulgaire des plébéiens (qui n'existent que pour permettre justement au premier groupe de se déployer encore plus loin, de se hisser encore plus haut, de vivre une existence encore plus supérieure, etc., etc.2). Somme toute, Nietzsche ne fait jamais que raconter la même chose, encore et encore, affinant des intuitions qui étaient déjà présentes dans ses premiers textes philosophiques. Je commence à bien le connaître (pour autant qu'on puisse connaître, à partir de ses seuls écrits, une personnalité aussi maligne, complexe et subtile, qui plus est morte il y a plus d'un siècle). Dès que le mot « noble » émerge des lignes rédigées par cet homme, je sais à quoi m'attendre : description dédaigneuse de la « morale d'esclaves » (chrétienne, jésuitique, démocratique, socialiste — biffer les mentions inutiles) et, en contrepartie, exaltation de la « morale des maîtres », c'est-à-dire la morale de ceux qui sont leur propre soleil ; ces aristocrates, nés pour commander, qui n'ont d'attention que pour eux-mêmes et, à la rigueur, pour leurs semblables, mais jamais pour les êtres inférieurs, les petits, les « ratés », ce servum pecus qu'ils observent depuis leur cime glaciale, avec le plus grand des mépris...

J'ai souvent eu l'impression de ne pas être à ma place en lisant Nietzsche. Il est facile d'en comprendre la raison : pour moi qui ai été élevé dans un milieu ouvrier socialiste (plébéien de la tête aux pieds si l'on continue dans la veine nietzschéenne), l'idée même d'une inégalité de classes qui serait fondamentalement nécessaire au ciselage d'une humanité supérieure et détachée, et ce de façon héréditaire — car il s'agit clairement pour Nietzsche d'un problème d'hérédité (§264) : « Il est impossible qu'un homme n'ait pas dans le sang les qualités et les prédilections de ses parents et de ses ancêtres » ; c'est d'ailleurs sans doute la raison pour laquelle Nietzsche tenait tant à revendiquer son hypothétique filiation avec une famille d'aristocrates polonais —, cette idée d'inégalité héréditaire, donc, est extrêmement difficile à appréhender. Ce qui entrave ma compréhension, ce n'est pas tant le concept d'inégalité que celui d'hérédité : pourquoi les qualités ou le caractère d'un être humain seraient-ils inscrits dans son sang (dans l'ADN dirait-on aujourd'hui, mais peu importe le terme) ? Nietzsche voit dans la culture démocratique, dans l'éducation du plus grand nombre une façon de masquer l'origine plébéienne des médiocres, c'est-à-dire de faire disparaître cette origine, mais en apparence seulement, car le naturel revient toujours au galop. Et je sens — j'entends presque — au fil des pages le profond dégoût pour cette idée inconcevable de plèbe qui apprend au travers de l'appareil démocratique ; qui essaye de toucher à la connaissance à l'aide de ses misérables doigts crasseux, de ses idées courtes et de ses raisonnements maladroits ; autrement dit qui essaye d'outrepasser son rang de rebut servile au service des puissants.

Ces passages provoquent chez moi de sévères nausées : Nietzsche refuse en quelque sorte aux enfants d'origine modeste le droit de résoudre des énigmes ! Pire encore : il ne les croit pas capables de résoudre des énigmes, ces gueux malpropres ! — Autrement dit : il me refuse le statut de personne intelligente, créatrice et autonome, simplement parce que je suis d'origine « plébéienne ». Il me refuse le statut de pair ! C'est, je dois bien l'avouer, cela qui me choque, bien plus que l'idée très banale que les humains sont par nature inégaux en qualité et en caractère. 

Malgré sa clairvoyance, Nietzsche n'a pas compris — on pourrait dire : « en homme de son siècle », mais c'est une belle insulte pour quelqu'un qui se voulait, et qui était réellement dans une certaine mesure, visionnaire — que l'hérédité est totalement secondaire dans toute cette histoire : que si on entoure tous les enfants de livres, de culture, d'informations (d'informatique !) ; si on leur donne de quoi exercer leur mémoire, leur observation, leur attention, leur curiosité ; si on leur fait découvrir le monde à travers le plus grand nombre de facettes possible ; si on joue avec eux, aiguise leur stratégie, etc., etc., il y a de grandes chances pour que quelques-uns sortent du lot et se mettent à créer de nouveaux mondes, quelle que soit leur origine. Le talent n'est pas si rare, et il se peut même que le génie ne le soit pas. L'hérédité et l'origine sociale importent peu pour celui qui est réellement doué, dès lors qu'il reçoit dès la plus tendre enfance la petite réserve de carburant qui lui sera nécessaire pour décoller et déterminer sa propre trajectoire. 

Je me demande à quel point toute cette mythologie d'« aristocratie créatrice » ne constitue pas simplement, de la part de Nietzsche, une tentative de séduction intellectuelle particulièrement puissante. Car comment un lecteur peut-il, dans la plupart des cas, se positionner face à un texte de cette nature ? (Un texte qui, au sein du vaste ensemble « humanité », a pour objectif de séparer radicalement le bon grain et l'ivraie.) Quels sont les choix de ce lecteur ? Rejeter tout en bloc ? Se sentir exclu ? Ou, bien mieux pour son amour propre, finir par y croire ! Finir par croire que, étant en contact avec ce genre de littérature, étant lui-même arrivé jusque-là, il ne peut pas être l'un des innombrables maillons de cette plèbe honnie ; et donc, par élimination, finir par se considérer comme faisant partie de cette race d'hommes désignée pour commander, créer de nouvelles valeurs, de nouvelles tables, etc., etc. (J'ai placé mes huit « etc. », par groupe de deux : je suis satisfait, je peux arrêter d'écrire. Personne ne me lit, je fais ce que je veux, je suis libre, tra-la-la !).

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1 Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. Prélude à une philosophie de l'avenir, traduction de Henri Albert revue par Marc Sautet, Paris, Le Livre de Poche, 1991.
2 Hiérarchie du partage des tâches déjà présente dans le fameux paragraphe 462 de Humain, trop humain intitulé « Mon utopie » : « Dans un meilleur ordre de société, le travail pénible et la peine de la vie seront attribués à celui qui en souffrira le moins, partant au plus stupide, et ainsi de suite par degrés jusqu’à celui qui est le plus accessible aux espèces les plus raffinées de la souffrance et qui, par conséquent, même dans l’allégement le plus grand de la vie, souffre encore. » (Voir ici.) La première fois que j'ai lu ce texte, j'en ai été très marqué, presque choqué, au point de m'être demandé si c'était, de la part de Nietzsche, une forme particulière d'humour noir. Bien que l'on ne puisse pas complètement écarter le côté cynique de l'aphorisme, il me semble aujourd'hui évident qu'il faille prendre celui-ci au premier degré.

Elric le Peseur

Alors que la réunion suivait son cours et que je retranscrivais en léger différé ce qu'il racontait, je me suis demandé quel était son mode de fonctionnement : à partir de ses paroles, de ses prises de position, de ses actes, y aurait-il moyen de dégager une sorte de modèle permettant de prévoir ses choix et la façon dont il est susceptible de réagir par rapport à telle situation, à telle proposition ? Une ébauche de solution m'est brusquement venue à l'esprit : tout ce qu'il exprime trahit un sens extrêmement aigu — car il est extrêmement intelligent — de la pesée : toute information qui arrive jusqu'à son cerveau est déposée sur une balance très efficace qui fournit rapidement la meilleure tactique à adopter. Dans ce pesage permanent, le poids le plus lourd semble toujours marqué du sceau de l'utilité : il faut privilégier ce qui est le plus utile, à soi-même comme aux autres. L'aspect esthétique est également présent, mais en retrait : on ne travaille pas d'abord pour la beauté du travail, mais pour servir un dessein précis, selon un plan réfléchi, en suivant une procédure, la meilleure des procédures possibles (car il est également perfectionniste et méticuleux). 

Je me suis demandé si quelqu'un de cette trempe pouvait encore avoir des intuitions, autrement dit, face à une situation inédite, de sentir instinctivement la meilleure façon de procéder sans pouvoir l'expliquer par une séquence rationnelle déterminée ; ou bien encore : d'inventer quelque chose de vraiment nouveau. Sans doute que oui. Peut-être même entoure-t-il a posteriori ses intuitions par une sorte d'enrobage logique/rhétorique ? (Tout cela est très abstrait : je ne suis même pas certain de ce que je veux exprimer dans ce paragraphe.)

Je me suis aussi demandé jusqu'à quel point je n'étais pas moi-même englué dans un processus de pesage permanent ; si je n'étais pas constamment en train de mettre sur une balance différentes idées pour en comparer le poids, la valeur. Si c'est le cas, je le fais en dilettante : toute chose perd de son intérêt à mes yeux lorsque qu'elle devient... utile.

Rêve manichéen

Ce rêve que j'ai fait en pleine nuit : avec ma mère, j'accompagne à la prison de Mons une de mes cousines du côté paternel. Sa mère (ma tante donc) y est incarcérée. Ma cousine est en chaise roulante. Jusqu'ici, la plupart de ces éléments font partie de la réalité : ma tante est réellement en prison en ce moment et sa fille est réellement en chaise roulante, car elle a essayé de se suicider en se défenestrant de sa chambre il y a quelques mois. Seul écart significatif : je n'ai jamais accompagné ma cousine voir sa maman à la prison de Mons. C'est ma mère qui s'en occupe. Ma tante, qui s'est brouillée avec plus ou moins tout le monde dans la famille, serait seule si sa belle-sœur (ou plutôt son ex-belle-sœur) n'était pas là.

Dans mon rêve, je sors de la prison et je me retrouve avec ma maman dans un endroit qui ressemble au Parvis de Saint-Gilles. En fait, c'est un peu comme si je sortais de la Maison du Peuple. Je vois Walter en train de fumer une cigarette non loin de là. Je lui fais de grands signes. On se salue cordialement et je lui explique l'histoire de ma cousine et de ma tante. Je commence à railler : « Comme tu peux le constater, c'est le quart monde chez moi ! » Il se met à rire à gorge déployée, émettant ces grands « ha-ha-ha ! » tonitruants dont il a le secret. Je commence à rire avec lui, mais ma mère m'arrête, choquée : « Mais enfin ! Où est donc passée ton humanité ? »... Et je me réveille.

Ce rêve est presque trop parfait : il est extrêmement facile d'y voir la personnification terriblement manichéenne du démon et de l'ange, comme ceux qui apparaissent dans les bandes dessinées de la vieille école (j'ai Tintin au Tibet en tête mais il y en a plein d'autres) : le rire cruel de Walter symboliserait mon côté froid, cynique, presque démoniaque, face au malheur des autres ; l'intervention de ma mère, au contraire, incarnerait ce côté bienveillant qui fait partie de mon éducation. — Sans les barrières de cette dernière, je me demande bien quel personnage monstrueux je serais devenu : les digues morales ne m'ont jamais arrêté de penser de manière amorale, voire immorale ; par contre, elles ont bridé tout ce qui était chez moi de l'ordre de l'acte lui-même, elles m'ont empêché d'appliquer au monde un comportement qui ne serait pas en accord avec l'éthique familiale. Je suis un être totalement inoffensif et, somme toute, on ne peut que s'en réjouir.