Liste d'impossibilités

L'HISTOIRE de ce nouveau journal est avant tout celle de quelqu'un qui ne voulait plus écrire un article par jour ; ou plus exactement : qui ne voulait plus être obligé d'écrire un article par jour. La principale nouveauté se situe donc dans l'absence totale d'obligation : peut-être va-t-il continuer son rythme de publication quotidien — qui sait ? —, mais si ce n'est pas le cas, s'il n'y arrive pas, s'il prend du retard, s'il n'écrit plus rien pendant plusieurs semaines, ce ne sera pas du tout grave. D'anciennes paroles amicales reviennent à la surface de sa mémoire : « Enfin bon ! Même avant, ce n'était "pas du tout grave" ! Même avant, tu n'étais pas "obligé" d'écrire un article par jour ! » Que répondre si ce n'est que c'était, à ce moment-là de sa vie, une sorte de contrat qu'il avait signé avec lui-même ? Que s'il l'avait rompu sans crier gare (ce qu'il a tout de même fini par faire, soit dit en passant), il se serait senti très mal.

À ce principe de non-obligation, il a voulu en accoler quelques autres, mais sans succès. Chaque tentative de formaliser une idée se soldait par un échec cuisant : des mois perdus à se taper la tête contre les murs, à l'instar des « riches bâtards » du Four Seasons. De ces cogitations, il ne reste quasiment rien : sa corbeille en a effacé toutes les traces — des pages et des pages de lourdeur ! Et des quatre bouteilles qui ont survécu au naufrage, on retiendra surtout l'impossibilité de les prendre au sérieux : « Ne pas écrire pour les autres », « En finir avec la première personne », « Ne pas argumenter », « Congeler ses opinions ».

Ne pas écrire pour les autres. — Non-sens ! En écrivant ne fût-ce que le présent article, je me suis adressé à de nombreuses personnes ; à des amis idéalisés, qui me posaient les bonnes questions ou m'opposaient des contradictions éclairantes. À chaque instant, j'écris pour les autres : le langage est chose publique, il est entièrement tourné vers l'extérieur. — Mais ne voulais-je pas dire autre chose ? Si : je voulais dire qu'à aucun moment, il ne fallait que je tombe dans ce piège grossier qui consiste à écrire quelque chose simplement parce qu'il y a une attente de la part d'un public, même très restreint. Je ne dois pas me laisser influencer et, surtout, je ne dois pas influencer les autres. La Toile est assez gorgée de « tu » et de « vous ».

En finir avec la première personne. — Hypocrisie ! Il est impossible de se séparer de la première personne. Je (je, je, je, je, jejejeje) suis arrivé à la conclusion que supprimer arbitrairement le « je » d'un texte pour le remplacer par une formule d'apparence plus neutre relevait à la fois du camouflage et de la tromperie. — Mais là aussi je voulais exprimer autre chose. Il y a un sérieux problème avec la première personne, très difficile à cerner, en rapport (mais pas seulement) avec la propriété : ce texte est-il mon texte ? Répondre « oui » est faux ; répondre « non » aussi.

Ne pas argumenter. — Pour ce principe que je suis tout aussi incapable de respecter (l'explication viendra plus tard), Léandra avait (comme d'habitude) trouvé une belle formule, que j'aurais même pu utiliser comme titre de blog : « Le Disargumentaire ». Elle tenait à ce que mon prénom y figure, mais j'étais pour ma part irrémédiablement contre. Ensuite j'ai trouvé tout cela assez pédant. — L'idée centrale est la suivante : toute argumentation est suspecte et partiale. « Toute argumentation est suspecte et partiale ? » Oui, toute argumentation est suspecte et partiale : on devrait à tout prix éviter les « je vais vous le prouver » et les « CQFD » dans un discours.

Congeler ses opinions. — C'est un très long chemin qui consiste à entourer d'une froideur glaciale tout ce qui ressemble de près ou de loin à une opinion. L'opinion est beaucoup trop chaude, et lorsqu'elle devient brûlante, elle mène à l'acéphalie. Je voudrais que mes opinions soient conservées à une température proche du zéro absolu, autrement dit qu'elles soient dans la complète incapacité de se mouvoir librement à l'intérieur de l'arbre de mes pensées.

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