« Il était une fois un navire... »

Pneus à crampons. — Ce matin, je travaille à Bruxelles, en bibliothèque. Dans le tram vers le Centre-ville, deux gars discutent. Le premier (très excité et recouvert de la tête aux pieds d'un treillis militaire) explique au second (crâne rasé, piercings, béquille et regard sombre) sa rencontre de la semaine.
« J'marche dans la rue, t'vois, et cette putain de bagnole s'arrête juste devant moi...
— Elle était belle ?
— P'tain, mon gars, jamais vu ça ! Une Toyota... Les pneus arrivaient à hauteur de mon cou !
— P'tain !
— Alors j'parle au propriétaire, moi. T'sais comment j'suis. Sans-gêne, hein, héhé !
— Ouais.
— Ni une, ni deux... Je lui ai demandé, comme ça, si j'pouvais monter dans sa caisse.
— Et il a bien voulu ?
— Ouais, mon gars ! Et je m'suis retrouvé au volant. P'tain, tu vois le monde différemment dans c'te bête.
— J'veux bien croire.
— J'lui demande plus d'informations sur ses pneus. Il me dit que ce sont des pneus à crampons, qui viennent directement des États-Unis !
— Des pneus à crampons ? Hé, c'est une voiture de foot ou quoi ?
— P'tain, mais t'fous pas d'ma gueuuuuleuh ! Il m'a dit que c'était des pneus à crampons... Moi j'fais que répéter, BORDEL !
— OK, OK... Te fâche pas. J'te crois !
— Des États-Unis, mon vieux, quoi... Et tu sais ce qu'il paie par an pour avoir l'autorisation de circuler avec ce tank ?
— Sais pas... Quinze cents euros ?
— Tu divises au moins par dix. Par DIX, p'tain ! 
— Pas possible !
125 euros de taxe de roulage par an, qu'il paie, le salaud !
— Ha, p'tain !
— Ouais. P'tain quoi... 
— Lemonnier... C'est pas ici que tu dois descendre ?
— Non, je dois prendre le 82. 
— Ben tu dois le prendre ici. Il bifurque sur la gauche, là...
— T'es sûr, couillon ?
— Ouais, ben ouais. 
— Ha p'tain ! Bon, allez, t'as intérêt à ne pas te tromper. Salut p'tite bite !
— P'tain, t'es irrécupérable... »
Les collègues de Léandra. — Étant dans le Centre-ville de Bruxelles ce vendredi, je propose à Léandra de prendre le repas de midi avec moi. Elle me rejoint au nouvel EXKi situé en face de la Bourse, qui a l'avantage de se trouver à cent mètres à peine de son bureau. Léandra prend un sandwich au pain de viande ainsi qu'une eau pétillante spéciale (un truc bio, je crois). Je prends un petit sandwich rond aux saumon et œufs mimosa, une salade de pâtes au thon, un waterzooï, une Ramée ambrée et trois cafés (dont deux en avant que Léandra n'arrive). — Et de nouveau ce constat : ici, c'est hors de prix quand on a faim.

Chez EXKi, j'ai vraiment beaucoup de mal avec la clientèle bobo-chic, un concentré d'individus (voire d'individualismes) qui ne semblent pas connaître les concepts de file d'attente et de goulet d'étranglement. Exemple : Léandra et moi attendons notre tour pour accéder au très convoité espace sandwiches ; une dame déboule de l'arrière en nous bousculant... « Excusez-moi, excusez-moi, c'est juste pour prendre un sandwich... » Et nous, tu crois que nous sommes là pour quoi ? Pour écouter le discours du pape ?
Nous sommes très vite rejoints à table par deux collègues de Léandra, Eulalie et Halima. « Vous voulez rester à deux ? On vous dérange ? », demanderont-elles à plusieurs reprises. Je m'amuse à leur faire croire que oui mais ça ne marche pas... Elles sont sympas, les collègues, mais elles parlent beaucoup de boulot, forcément. Je suis submergé par les nouveaux prénoms et leur mise en relation : qui sort avec qui ; qui n'aime pas qui ; qui est idiote ; etc. Elles essaient ensuite de me caser...
« On devrait te présenter Mimi, la jeune stagiaire...
— Non, non, pas Mimi pour Hamilton ! s'exclame Léandra. 
— Il faut pourtant quelqu'un pour la dévergonder, voire peut-être pour la violer, propose Halima...
— Euh... La dévergonder, à la limite, je veux bien essayer... Mais pour le viol, ce sera sans moi ! 
— Elle est vraiment coincée, tu sais... 
— Euh... Ouais mais non. »
« Notre collègue flamande, elle est célibataire et en plus elle est très, très jolie. Et elle a clairement fait savoir qu'elle cherchait quelqu'un...
— Ouais... Euh... 
— Attends. Je vais te la montrer, me dit Halima en sortant son smartphone. Tu vois celle-là qui danse ? Ben c'est elle... 
— D'accord. »
Les trois collègues retournent à leur bureau en même temps. Je reste seul debout devant la table pendant quelques secondes. Il fait très calme, tout d'un coup. Je vais partir, moi aussi. Un grand blond arrive et me demande si la table est libre...
« Oui, oui. Vous pouvez prendre la place...
— Oulala, mais attention, vous alliez oublier un sac par terre !
— Ha... Oui, c'est un sac EXKi. Je vais l'utiliser pour débarrasser la table.
— Mettez ces jolies tasses à café dedans et partez avec, non ?
— Mais ce serait du vol...
— Oui, mais ne sont-elles pas belles, ces tasses ?
— Si, si, mais je ne fais pas ça...
— Allez, mettez ces tasses dans ce sac et on n'en parle plus.
— Mais non !
— Elles seraient pourtant du plus bel effet chez vous, non ?
— Oui, mais je ne fais pas ça...
— Bon, eh bien tant pis alors... »
Soirée à Berchem. — Ce soir, Gaëlle et moi sommes invités à manger une lasagne chez Tom et Ophely (et la petite Sophia), dans la périphérie bruxelloise, en compagnie d'Amy et Zapata. Depuis leur retour d'Amérique, il est écrit dans le labyrinthe du temps que lorsque ces deux-ci sont invités chez un ami commun, j'y suis également : « On invite Amy et Zapata ? Bah, invitons aussi Hamilton, en passant... Il n'est pas méchant, il est propre et il ne fait pas trop de bruit... » Ophely et Tom n'ont plus vu Amy et Zapata depuis très longtemps. La dernière fois, c'était apparemment dans le cadre d'une chasse aux œufs.
Concernant le souvenir d'un week-end à la campagne entre amis, Zapata dira : « Ouais, je m'en souviens bien, de ce week-end. C'était un des seuls moments de ma vie où j'étais célibataire, alors je m'en rappelle... » Je ne peux m'empêcher : « Ha ? Moi, c'est l'inverse : bientôt je pourrai parler de ma relation passée comme un des seuls moments où je n'étais pas célibataire... » Rires. — Et en plus, c'est vrai !
Sophia a du mal à s'endormir ce soir, sans doute parce qu'elle est excitée par la présence de tout ce monde. Gaëlle n'arrête pas de jouer avec elle, de la toucher, de la caresser, de s'en occuper à la manière d'une institutrice ou d'une grande sœur. Apparemment, le bébé aime bien et lui fait de grands sourires...
La phrase enfantine du jour.  — Dans la rue, marchant vers l'arrêt de bus, Gaëlle lance à Amy : « Tu ressembles fort à Léandra ! » (L'amour est-il un éternel recommencement ? — Mais non !)
La Nef des fous.  — Sur le trajet de retour, dans le bus nous conduisant vers la station de métro Beekkant, Zapata mentionne brièvement La Nef des fous, une très courte nouvelle écrite en prison par Ted Kaczynski, alias « Unabomber »... Activiste et terroriste anarchiste néo-luddite (c'est-à-dire opposé au progrès technologique actuel, vu comme une forme moderne d'aliénation de l'humanité), Kaczynski est incarcéré à vie dans une prison de très haute sécurité à Florence (Colorado) pour avoir envoyé une série de colis piégés à des personnes considérées par lui comme des acteurs nuisibles apparentés au technosystème (universitaires, propriétaires de magasin informatique, lobbyistes...), causant la mort de trois personnes et en blessant vingt-trois autres.

La Nef des fous (Ship of Fools, 1999) est disponible en ligne et en français ICI. La nouvelle commence comme un conte :
« Il était une fois un navire commandé par un capitaine et des seconds, si vaniteux de leur habileté à la manœuvre, si pleins d’hybris et tellement imbus d’eux-mêmes, qu’ils en devinrent fous. Ils mirent le cap au nord, naviguèrent si loin qu’ils rencontrèrent des icebergs et des morceaux de banquise, mais continuèrent de naviguer plein nord, dans des eaux de plus en plus périlleuses, dans le seul but de se procurer des occasions d’exploits maritimes toujours plus brillants. »
L'histoire est celle d'un bateau piloté par des officiers fous et « conservateurs », menant les passagers vers des conditions de vie de plus en plus difficiles, glaciales. Chaque passager se plaint d'un mal particulier : les uns d'être mal payés ; les autres d'être victimes de racisme, de sexisme ou d'homophobie... Une passagère critique aussi la cruauté envers les animaux. Un seul membre de l'équipage, un simple mousse, adopte un discours différent : même si les problèmes mentionnés par les passagers sont importants, ce qui importe le plus en l'occurrence est de faire demi-tour. Les passagers et membres de l'équipage ne l'écoutent pas et ne mettent jamais en doute la trajectoire du navire voulue par les seuls officiers. À plusieurs reprises, ils demandent simplement une série de mini-réformes, que les officiers accordent en ricanant. De son côté, le mousse continue d'affirmer qu'il faut avant tout faire demi-tour, puis s'inquiéter des autres problèmes. Il propose d'attaquer la dunette et de jeter les officiers par-dessus bord, mais tout le monde est contre cet accès de violence. À la fin, le mousse est vraiment énervé :
« Bande d’imbéciles ! cria-t-il, Vous ne voyez pas ce que le capitaine et les officiers sont en train de faire ? Ils vous occupent l’esprit avec vos réclamations dérisoires — les couvertures, les salaires, les coups de pied au chien, etc. — et ainsi vous ne réfléchissez pas à ce qui ne va vraiment pas sur ce navire : il fonce toujours plus vers le nord et nous allons tous sombrer. Si seulement quelques-uns d’entre vous revenaient à la raison, se réunissaient et attaquaient la dunette, nous pourrions virer de bord et sauver nos vies. Mais vous ne faites rien d’autre que de geindre à propos de petits problèmes mesquins, comme les conditions de travail, les parties de dés et le droit de sucer des bites. »
La nouvelle se termine abruptement par la mort de tout l'équipage :
« Et l’un après l’autre, tous les passagers et membres de l’équipage firent chorus, traitant le mousse de fasciste et de contre-révolutionnaire. Ils le repoussèrent et se remirent à maugréer à propos des salaires, des couvertures à donner aux femmes, du droit de sucer des bites et de la manière dont on traitait le chien.
Le navire continua sa route vers le nord, au bout d’un moment il fut broyé entre deux icebergs. Tout le monde se noya. 
»
(La suite demain...)

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