Puzzle

Au départ, comme c'est souvent le cas dans ce genre de situation, il est un peu inquiet : « Ces micros sont-ils vraiment nécessaires ? », « Allez-vous vraiment tout enregistrer ? », « Certaines choses ne devraient être dites qu'en off... » Et puis, très rapidement, l'atmosphère devient plus détendue : il comprend en quoi consiste l'entrevue, que nous ne lui voulons aucun mal, que nous sommes historiens (de gauche en plus, comme lui) et que nous cherchons simplement à savoir comment « ça » s'est déroulé.

De quoi je cause ? D'une interview historique. Celle du grand chef. Presque la dernière avant la clôture de nos textes et la mise en page du livre.

Pas question de dévoiler le contenu de ce témoignage. Je remarquerai simplement que j'ai été agréablement surpris, car l'entretien s'est déroulé dans la confiance et la franchise. (Tout historien, anthropologue ou sociologue ayant conduit des interviews dans le cadre de sa discipline sait que la chose ne se passe pas toujours aussi bien : certains enrobent leur discours dans une légende confortable, n'expriment que des semi-vérités, cachent les coups durs, les accrocs, pour ne garder que le mythe. Or, s'il peut parfois s'avérer intéressant pour le sociologue ou l'anthropologue, le mythe est une catastrophe pour l'historien. Il ne fait que mélanger les pièces du puzzle patiemment récoltées au fil des recherches.)

Les dernières pièces de mon puzzle mental étaient très mélangées, mais au cours de cette interview, je reçois enfin des réponses à mes questions et remets les évènements à leur juste place : ha, c'est donc comme ça que ça s'est passé ! Dans toute recherche historique, du moins chez moi, il y a toujours quelques rares moments où tout se met en place d'un seul coup et où je me dis : voilà ce qu'il faut dire, tel sera le squelette ! — Le dernier de ces instants est enfin arrivé et je vais pouvoir arrêter de me ronger les ongles (en tout cas jusqu'au sang).

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Dans un restaurant italien, à midi, le vieux patron nous accueille, avec un air légèrement mafieux, en agitant les mains : « Comment ça va ? Ici, les églises sont désertes... Mais le syndicat, hé, il marche très bien... » (C'est dit sur le ton de l'humour, mais c'est curieux... et ça nous fait rire.)


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Une satisfaction : elle me remet enfin LE registre. Quand je le vois, je suis émoustillé : « Non ? C'est le registre des entrées et sorties du personnel ? Oui ? Mon dieu, il remonte loin en plus !
— Oui, Jacques était très méticuleux... Il a tout noté... L'arrivée et le départ de chaque personne du service, leur changement de statut, les décès...
— Oh ! Mais il y a même la date exacte de l'arrivée de Bastien Durrée à Liège ! »
Lodewijk se fout gentiment de ma poire. Un peu plus tard, au restaurant italien susmentionné, entre deux interviews, il dira même à la petite tablée : « Hamilton est tout content car il a enfin eu accès au registre du personnel. Il a presque eu un orgasme tout à l'heure ! »

Je suis célibataire depuis si longtemps que je jouis devant un registre... Si ça, ce n'est pas de l'abnégation au travail ! (Je tiens à préciser que le verbe « jouir » est ici à prendre au sens figuré.)

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