« Tope là, mec ! »

Rencontre ferroviaire. — Début de soirée. Le train parcourant la dorsale wallonne au départ de Liège-Guillemins est rempli d'étudiants qui rentrent chez eux à l'occasion du long week-end de l'Ascension. Je m'assieds en face de l'un d'eux, qui sort son petit ordinateur portable exactement au même moment que moi. Il fait un signe amical de la main : « Pas de problème, nous allons nous partager la tablette. » Peu après la gare de Huy, le gars range son ordinateur et sort de son sac un boîtier de jeu... C'est Diablo III !

Il voit que je suis intéressé alors il engage la conversation. « T'as pas envie de l'acheter ? », me demande-t-il, « C'est seulement quarante euros ! » Je fais un geste de recul : « Ha non, ha non... J'ai déjà donné ! Il m'a fallu des mois et des mois pour me désintoxiquer [de World of Warcraft], alors hors de question que j'essaie le nouveau Diablo ! » (De toute façon, je n'ai pas la machine pour le faire tourner.) Le gars est intéressant et ouvert au débat d'idées. Le contact passe bien et la conversation s'engage sur plein de domaines différents, jusqu'à la gare de Charleroi, où il descend pour rejoindre des amis... J'apprends qu'il s'appelle César (comme le fils de Lewis) et qu'il étudie la psychologie à l'ULg.

Le futur du cerveau. — « Je travaille dans la psychologie comportementale et cognitive... Ça te dit quelque chose ?
— Oui, je comprends. Tu fais du béhaviorisme, quoi...
— Du post-béhaviorisme même !
— Ha bon !
— On découvre des trucs fabuleux pour le moment dans le domaine de la cognition. Si les États donnent les moyens aux scientifiques, le futur du cerveau sera vraiment impressionnant. La BCI par exemple, tu sais ce que c'est ?
— Non.
Brain-Computer Interface... On fait communiquer directement une interface extérieure avec le cerveau. Avec ce genre de système, les humains pourront commander des choses à distance par la pensée...
— Hé ben...
— Et le futur des jeux vidéo, c'est ça, rien de moins ! Le jeu sera dans ton cerveau ! Dans trente-quarante ans, tu auras des gens qui ne sortiront presque plus jamais du monde imaginaire implanté dans leur crâne... »

Bière. — « Dis, je vois que tu bois une Jupiler, là... T'en aurais pas une pour moi, par hasard ?
— Non, désolé. Ha, attends ! J'ai de l'Orval dans mon sac de courses !
— J'en veux bien ! C'est toujours mieux que rien !
— "Mieux que rien", un Orval ? »

Le nouvel opium du peuple. — « Les jeux vidéo, c'est pas un truc de bourges, m'explique-t-il. Les bourgeois, ils sont dans la réalité, ils s'occupent de leurs avoirs, ils gèrent leur fric... Un jeu, c'est un monde alternatif qui touche surtout les pauvres, qui ont plus besoin de s'échapper du réel. Je ne sais pas, toi, tu viens de quel milieu ?
(J'ai en tête de flagrants contre-exemples à ce qu'il vient d'énoncer, mais je n'en dis rien et réponds à sa question.)
— Une famille ouvrière, clairement.
— Tope là, mec ! Moi aussi ! En fait, mes parents m'ont mis devant des jeux vidéo très tôt, pour ne pas que je sorte...
— Ha ? Chez moi, ce n'est pas vraiment de cette façon que ça s'est passé...
(Il continue sur sa lancée, un peu à la manière de l'ami Hamilton II.)
— Tu vois comment va le monde en ce moment... Faut pas être pessimiste, ni optimiste... Juste réaliste... Le monde ne va pas bien, et les gens — les pauvres surtout — vont se réfugier de plus en plus dans ce genre de réalité alternative. »

Noms compliqués. — « C'est quoi ton nom, pour que je te retrouve ?
— Evenvel...
— Merde, je ne m'en souviendrai jamais !
— Donne-moi le tien alors...
— Tu ne le retiendrais pas non plus !
— Quoi ? C'est un nom polonais ?
(Il me regarde avec des grands yeux.)
— Oui, c'est un nom polonais ! Comment tu sais ça ?
— J'en sais rien... Une intuition, quand tu m'as dit que je ne le retiendrais pas.
— Bon, tant pis...
— Allez, on se retrouvera bien sur Facebook ! »
(Faudra peut-être mettre Léandra, professionnelle de la recherche Web, sur le coup, quand elle sera de retour de Budapest.)

Au Vieux Moulin. — Fred Jr m'attend à l'entrée du parking de la gare de La Louvière-Sud. Curieux : il est en train de parler à Bernard et à sa fille. Bernard est un ancien collègue : il était, comme moi, membre de l'équipe pédagogique (guide) dans un ancien charbonnage de la région. Bernard est prépensionné depuis peu : « on » l'a, dit-il, gentiment poussé vers la sortie...

Ce soir, Fred a réservé une table pour deux personnes au Vieux Moulin, la brasserie qui se trouve à deux pas de sa maison, à Écaussinnes. Ils y servent de l'Orval, ainsi que divers assortiments de brochettes d'agneau. Nous prenons tous les deux « LA TOTALE » (10 brochettes, 6 accompagnements différents et des pommes frites).

Fred Jr est assez euphorique car il va enfin pouvoir quitter son actuel travail (dans lequel il ne trouvait plus aucun intérêt ni perspective) pour un tout nouveau poste de coordinateur des bibliothèques publiques. Seul regret : la perte de quelques collègues avec lesquels il passait l'essentiel de ses contacts sociaux au travail.

Archivistes corporatistes. — Au cours d'une discussion sur le petit univers de l'archivistique, que nous connaissons tous deux assez bien, nous arrivons au constat suivant : beaucoup d'archivistes, qu'ils aient 25 ou 65 ans, sont déjà très vieux. Ils vivent dans le monde terrifiant des articles de loi régentant leur domaine de compétence. Exemple (imaginaire) : « Non, mais vous vous rendez compte, mon bon Monsieur, que si cette loi est votée, qui stipule entre autres, via son fameux article 39, quatrième alinéa, que les compétences territoriales sur les archives de l'archidiocèse passent aux régions hors, évidemment, cas particuliers prévus par la loi de 1955, ce serait une véritable ca-ta-stro-phe ! »

Beaucoup d'archivistes sont corporatistes et conservateurs. Ils ne voient pas (et ne veulent pas voir) l'évolution du monde et des techniques, alors ils se renferment dans la gestion et le stockage de leurs registres comptables... Fred a connu un archiviste qui lui a dit, texto : « Les archives informatiques, à quoi ça sert ? ». Quant à moi, au sein d'une association dont je fais partie, je n'ai jamais vraiment réussi à convaincre qui que ce soit de l'intérêt de l'ouverture et de la nouveauté (faut dire que j'ai vite laissé tomber) : « Non, non, me rétorquait-on, il faut donner un accès à telle ou telle partie du site Web uniquement aux membres qui ont payé leur cotisation ! Sinon, on va se faire bouffer ! »

Contre la superficialité. — « C'est bien sympa, lance Fred, les gens qui n'arrêtent pas de parler de tout ce qu'ont fait leurs enfants... Mais en fait on s'en fout ! » Hé oui ! Que le petit bout de chou ait réussi à se retenir pour aller sur le popo comme un grand ou qu'il dorme sans sa tutute, c'est bien cool pour papa et maman, mais après ? C'est certainement la raison pour laquelle je ne sais jamais ce que je dois répondre quand on me demande comment va Gaëlle, si ce n'est : « Ça va, ça va... » (Et quand tu écris des paragraphes entiers sur elle dans ce blog, c'est intéressant, Hamilton ? — Hé ! Je n'oblige personne à me lire !)

« On a posé des panneaux photovoltaïques sur le toit. C'est Donna qui s'en est occupée... Paraît qu'on y gagne, mais c'est elle qui a fait le calcul... En fait, ça ne m'intéresse pas plus que ça... » Comme je le comprends ! Tout ce qui est pragmatique, budgétaire, relevant du bon sens et de l'épargne doit être évacué au plus vite, car là n'est pas l'essentiel. Le gars qui, tout fier, explique à ses collègues qu'il a posé des panneaux photovoltaïques sur le toit de sa baraque ou qu'il a acheté une voiture hybride, pourquoi le dit-il si ce n'est pour se vanter ? Exemple (toujours imaginaire) : « On a été en vacances à Sumatra. Ha ! Quel dépaysement ! C'était si merveilleux là-bas ! Et comme les gens sont gentils ! »

Deux possibilités : soit Fred Jr et moi sommes de grands enfants (tout à fait possible), soit nous détestons tout ce qui s'apparente à de la superficialité. Soit les deux.

Dernière étape avant le train. — Avant de me reconduire en voiture à la gare de Braine-le-Comte, Fred m'offre une Leffe blonde chez lui et en profite pour me montrer des extraits du débat entre Hollande et Sarkozy (que je n'ai pas vu) et notamment le « Moi, président de la République » de Hollande. C'est bien dit mais ça sonne tellement faux et préparé que j'en ai le bourdon. Il me montre aussi, dans un tout autre domaine, un catalogue de planches originales de bandes dessinées à la revente. Il y a du Mœbius, du Franquin... Conclusion : ce n'est pas encore demain que je pourrai en avoir une accrochée à mon mur. Pas grave : somme toute, ce ne sont que de jolis dessins sur un bout de papier...

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