Nombril béant

Rêve de nombril ouvert. — Je touche mon nombril (un tic que j'ai insidieusement acquis, hors de tout rêve, depuis ma cholécystectomie par incision ombilicale) et mon doigt s'enfonce dans la chair, sans retenue. Je regarde mon ventre et me rends compte que cet ombilic qui devrait être un simple creux est curieusement devenu un trou béant donnant sur l'intérieur de mon corps. J'y aperçois un organe grisâtre et vivant. Je ne saigne pas. Je ne suis pris d'aucune panique mais je pense tout de même que cette « ouverture directe vers ma mécanique intérieure » n'est pas normale et qu'il faudrait que je contacte au plus vite un chirurgien... — Et le réveil sonne ! Bien sûr, même si je sais pertinemment que ce n'était qu'un rêve, je vérifie tout de même l'état de mon nombril.

Intérieur des corps. — On pourrait développer toute une théorie farfelue sur la symbolique de ce nombril béant rêvé (sur l'« ego sacrifié », le « néant du moi », voire même une pensée aux contours plus sexuels ?), mais il faudrait plutôt chercher du côté de cet aphorisme de Nietzsche que j'ai lu hier en début de soirée (Le Gai savoir, §59) qui traite, du moins dans sa première partie, de « l'être humain sous la peau », plus précisément de cette abomination qui consiste à considérer un être aimé (une femme aimée) comme autre chose qu'une simple âme/forme, comme un corps lui aussi esclave des nécessités de la nature. (Je comprends très bien cette idée pour l'avoir moi-même déjà pensée à de nombreuses reprises sous d'autres formes : pourquoi cette peau est-elle si lisse et si belle alors que l'intérieur du corps ne semble pas soumis à pareille esthétique ? Mais c'est retourner le problème : la peau humaine ne nous paraît-elle pas agréable à la vue et au toucher simplement parce que nous la voyons et la touchons tout le temps — parce que nous y sommes habitués —, alors que nous observons beaucoup plus rarement, voire jamais, des viscères grouillantes ?)

Antiphilosophie. — Lu d'une traite : L'antiphilosophie de Wittgenstein, un éclairant traité signé Alain Badiou. En premier lieu, j'y ai appris le concept même d'« antiphilosophie », terme que Badiou emprunte à Lacan et qui désigne une pratique reconnaissable aux trois grandes opérations qui la constituent : 1) la destitution pure et simple de la philosophie en tant que discours de la vérité ; 2) l'affirmation que l'essence de la philosophie ne réside pas dans la théorie (considérée comme toujours fallacieuse) mais dans l'acte lui-même ; 3) le disqualification de la « maladie philosophique » à l'aide d'un acte d'un genre nouveau, de nature a-, anti- ou supra-philosophique, qui veut se situer en dehors de la philosophie. Parmi les antiphilosophes modernes, on retrouve notamment Kierkegaard, Nietzsche, Wittgenstein, Lacan... — Dans son texte, Badiou explicite puis critique certains points centraux de la doctrine du Tractatus logico-philosophicus, montrant en quoi la démarche alors « définitive » de Wittgenstein relève de l'antiphilosophie. Il ne fait par contre qu'effleurer l'œuvre du « second Wittgenstein », celui des Investigations philosophiques et autres textes jamais publiés de son vivant. Ce Wittgenstein-là, qui troque le ton péremptoire de son premier chef-d'œuvre (le Tractatus) contre une philosophie tourbillonnante faite de questionnements toujours fuyants, Badiou avoue ne pas l'aimer. — (Ce petit livre m'a permis de beaucoup mieux saisir certains passages du Tractatus et aussi, dans le même élan de compréhension, d'en cerner les limites. J'ai pris des notes, mais je remets à plus tard l'éventuel compte rendu.)

Et l'humain dans tout ça ? Beaucoup de lectures et de pensées multiples ces derniers jours, mais très peu d'humains en chair et en os ! Certes, l'humain est fort absent de mon journal ces jours-ci, mais je ne vais pas inventer des rencontres pour le simple plaisir de combler mes propres vides relationnels. 

Pour tempérer le propos précédent... Hier, un coup de fil de Léandra, une belle discussion avec Mary à l'appartement, quelques bières et même trois cigarettes. « Ça va, Hamil ? Tu as rencontré quelqu'un ? », me demande-t-elle alors que je souris sans raison, debout, cigarette en bouche, devant la fenêtre ouverte de la salle à manger. — Non, non, absolument personne, mais il y a quelque chose de propre à l'instant qui me rend heureux : la cigarette, l'air froid qui s'engouffre dans l'appartement et qui effleure mes joues, le panorama sur la nuit bruxelloise, les habitations, les cheminées, ce genre de choses...

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