Le baron d'Holbach, ce héros au sourire si doux

J'évacue les questions philosophiques en début de "journée". De cette manière, après les trois astérisques, c'en est fini de la philo ! En posant cet avertissement dès le début, je me dis que si les rares lecteurs de ce blog se foutent royalement de savoir si le libre arbitre est une contrainte ou pas, ils pourront sauter cette partie. De toute façon, même s'ils ne s'en foutent pas, ils feraient bien de la sauter quand même... (Sauter qui ? Ben la partie, bon sang !)

Aujourd'hui, j'apprends par hasard au boulot, en fouinant là où je ne devrais pas fouiner – je ne fume pas : faut bien que je me détende autrement de temps en temps – que ce serait p'têt' ben le baron d'Holbach (Paul-Henri Thiry pour les intimes) qui aurait inventé (ou tout au moins popularisé) le terme "coordonner". Crévindiou d'bon diou ! Le mot se trouve en toutes lettres dans son Système de la nature (...) (1770) : "Toutes les productions pour pouvoir se conserver ou se maintenir dans l'existence ont besoin de se co-ordonner avec le tout dont elles sont émanées [...]". Léandra faisait la maligne dernièrement avec son "bla-bla-bla", qui aurait p'têt ben été inventé par Céline – Louis-Ferdinand, hein, pas la chanteuse horripilante. Hé bien elle peut aller se rhabiller, Léandra : mon philosophe radical favori du XVIIIe siècle pulvérise son écrivain en inventant, non pas une onomatopée, mais un verbe qui, de nos jours encore, est utilisé à toutes les sauces. Mais qu'est-ce qu'on s'en fout ? C'est quoi cette histoire de "preum's étymologique" ?

Durant ces dix minutes de pause au travail (ça va plus vite de lire que d'écrire, bordel !), j'aperçois aussi une définition intéressante du fatalisme. Dans sa Théologie portative : dictionnaire abrégé de la religion chrétienne (1768), d'Holbach définit, de manière ironique et renversée, ledit fatalisme : "Système affreux qui soumet tout à la nécessité, dans un monde réglé par les décrets immuables de la divinité, sans la volonté de laquelle rien ne peut arriver. Si tout était nécessaire, adieu le libre arbitre de l'homme dont les prêtres ont si grand besoin pour pouvoir le damner". Subtil argument : si l'homme est doté d'un libre arbitre, l'église/la loi peut le juger sur les actes qu'il commet car chacun de ces actes est considéré comme libre/volontaire ; si l'homme n'est pas libre de ses choix (autrement dit si toutes ses actions sont déterminées par des absolus extérieurs, par la nature, par la nécessité), il ne peut être jugé car il n'est pas libre de son destin. D'Holbach préfigure Nietzsche qui dira, dans Le Crépuscule des idoles (1888) : "Il ne nous reste aujourd’hui plus aucune espèce de compassion avec l’idée du 'libre arbitre' : nous savons trop bien que c’est le tour de force théologique le plus mal famé qu’il y ait, pour rendre l’humanité 'responsable', à la façon des théologiens, ce qui veut dire : pour rendre l’humanité dépendantes des théologiens. (...) Partout où l’on cherche des responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. (...) Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la volonté n’existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d’infliger une peine – ou plutôt qu’ils voulurent créer ce droit pour Dieu... Les hommes ont été considérés comme 'libres', pour pouvoir être jugés et punis, – pour pouvoir être coupables (...)." Plus loin, Friedrich terminait par un très beau : "Le christianisme est une métaphysique du bourreau".

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À mon travail, une des stagiaires en bibliothéconomie ressemble à Christelle : mêmes cheveux blonds bouclés, mêmes yeux bleus, même froideur analytique apparente, même "air général". Elle est Allemande.

À mon travail, ce midi, nous discutons d'une ancienne "tigiste" (travailleuse d'intérêt général) qui a traversé en coup de vent nos locaux, il y a plus de trois ans. Christiane, une des bibliothécaires, affirme que ladite tigiste n'est pas restée longtemps chez nous, à tel point qu'elle n'a jamais travaillé dans nos dépôts d'archives. Moi : "Faux ! Je me souviens très bien d'elle, avec ses yeux en amande, mi-tristes, mi-amusés, en train de nettoyer une étagère, sur son escabelle, dans un des entrepôts". J'étais amoureux. Je me souviens avec acuité de tous les moments durant lesquels elle était présente. Comme toujours, l'histoire fait rire mes collègues. 

(Une minute avant que la fameuse tigiste ne s'en aille pour toujours, j'avais – chose extrêmement rare ! – pris mon courage à deux mains et bégayé quelques mots embarrassés trois exactement. Un résultat : un verre dans un café liégeois et rien de plus. Une conclusion : ce verre, je ne l'aurais jamais pris avec elle si j'étais resté muet.)

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Je suis dans le train de retour vers Bruxelles avec Flippo, qui est fatigué d'avoir dormi dans une voiture durant tout un trajet l'amenant à Bertrix : Flippo est greffier dans un tribunal de la jeunesse et doit se déplacer avec son juge dans divers centres pour jeunes délinquants (je ne suis pas certain que ce soit le terme exact). Je bois une bière et nous mangeons des bonbons.

En soirée, je refuse tout contact avec Lewis, qui me téléphone tout le temps et qui m'énerve prodigieusement. Lewis veut me parler : il me laisse des messages sur mon répondeur, autant de bouteilles jetées à la mer – comprend-il seulement que je déteste ce genre de comportement ? Comprend-il seulement que je déteste les personnes collantes, qui veulent s'assurer constamment de mon bien-être ? Comprend-il seulement que je suis fondamentalement un solitaire et que je n'ai besoin de personne pour fonctionner ? Ni dieu, ni maître, ni père de substitution ! Lewis me téléphone cinq fois dans la journée. Après le dîner, j'éteins mon téléphone portable. Il me laissera encore deux messages. Le premier : simplement "Lewis" ; le second : "C'est Lewis. Que se passe-t-il, mon grand ?". Je fais exprès de ne pas lui répondre. Emily me demandera plus tard – et elle a entièrement raison – pourquoi je ne lui envoie pas simplement un message pour lui dire que je n'aime pas ça... La réponse : sans doute une certaine forme de méchanceté revancharde qui consiste à laisser dans l'expectative ceux qui me sollicitent plus que de raison...

Je passe la soirée avec Emily à la Maison du Peuple de Saint-Gilles. Emily est encore un peu malade (elle tousse de temps en temps) mais, à part ce détail, elle se porte bien, je trouve.

La musique des années 80 est à l'honneur aujourd'hui. À un moment, passe "I Won't Let You Down" de Ph.D... Sans doute la chanson est-elle aussi nulle que toutes les autres (Emily n'a pas l'air spécialement enchantée de l'entendre en tout cas) mais pour moi elle revêt une signification particulière : c'était ma chanson préférée quand j'étais un tout petit gamin, ex æquo avec "Maid of Orleans" d'Orchestral Manoeuvres in the Dark... Ha, la New Wave ! J'ai beau regarder tout cela avec un œil plus critique aujourd'hui, elle restera à jamais une des musiques de mon enfance (et si j'aime The Cure ou Echo and the Bunnymen encore aujourd'hui, c'est grâce à cet héritage des eighties).

(Après des décennies, je réécoute/revisionne cette vidéo d'OMD et je me dis : non seulement que le rythme syncopé de la batterie est terrible, mais aussi que la danse hystérique du chanteur est tout bonnement fantastique ! Mon but avoué si jamais j'arpente à nouveau une piste de danse : arriver, sans trembler, à un tel résultat.)

Tiens, Wali est accoudé au bar. J'ai passé trois heures avec ce gars et sa copine dernièrement, mais il ne me reconnaît même pas. (À un moment, il drague une des serveuses dans les toilettes, l'Espagnole qui a du mal à parler français : "Ha, tu fais du théâtre... Comme c'est intéressant !").

Emily me reconduit chez moi. Il me faut un peu de temps pour réaliser qu'il n'est que... 9 heures du soir.

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