Subjectivité. — Lors du repas de midi, au bureau, ça recommence ! Nous buvons le Champagne que j'ai apporté à l'occasion de mon anniversaire lorsque Sylvette ouvre les hostilités... « Tu n'y as pas été avec le dos de la cuiller avant-hier, me dit-elle.
— Pardon ?
— Delphine nous apporte gentiment une grande bouteille de bière et la première chose que tu lâches après l'avoir goûtée, c'est : "Ce n'est vraiment pas bon !"
— Oui, et alors ? C'était la stricte vérité ! Elle n'était vraiment pas bonne, cette bière...
— Mais ça ne se dit pas ! C'est impoli ! Et puis, le goût, c'est subjectif. Tu aurais dû dire : "Je ne la trouve pas bonne !"
— C'était une très mauvaise bière. Ce n'est pas si subjectif que ça.
— Si, c'est une question de goût personnel !
— Non. Elle était mal brassée et trop sucrée. Elle ressemblait à un soda. Ce n'était pas de la bière mais de la limonade. Un amateur de bières reconnaîtrait ce fait à la toute première dégustation.
— Oui, elle avait un goût bizarre. Comme si elle n'avait pas fermenté, approuve Charlotte.
— Ha ! Vous voyez ?
— Moi, pourtant, je la trouvais bonne, dit Lodewijk.
— Mais ce n'est pas possible ! Attends... Tu prends une bière trappiste, disons une Westmalle triple, et tu la compares avec cette bière ignoble mal fermentée : forcément, la Westmalle sera cent fois meilleure !
— Il y a des gens qui n'aiment pas la Westmalle et qui préféreraient sans doute l'autre bière.
— Mais ça n'a rien à voir avec le fait d'aimer ou de ne pas aimer ! Par exemple, je n'aime pas la Rochefort mais je reconnais que c'est une très bonne bière, bien équilibrée.
— Tu reconnais que c'est une bonne bière. C'est donc subjectif. »
La discussion s'éloigne du goût de la bière pour s'ouvrir, curieusement, sur la question du talent artistique. Le talent, est-ce une valeur totalement subjective ou peut-on arriver à un certain consensus objectif ? Là encore, c'est Charlotte et moi versus le reste de l'équipe.
Repas d'anniversaire. — Pour changer d'environnement, j'ai proposé à Léandra et Andrew de fêter mon anniversaire au Restobières, dans le quartier des Marolles à Bruxelles. Nous sommes accueillis par le sympathique patron qui nous propose, avec son accent brusseleir, quelques nouveautés qui ne sont pas reprises sur la carte : « Y a de l'escavèche en plus dans le menu, ici... C'est de la truite... » (Miam !) — C'est pas cher, c'est délicieux, c'est original : ce Restobières, je le rajoute à ma liste des endroits où l'on mange très bien à Bruxelles. Seule ombre au tableau : l'unique bouteille d'Orval du restaurant est piégée dans un casse-tête infernal que nos voisins de table ont essayé d'ouvrir pendant presque deux heures, sans succès. — Léandra, Andrew et Hamilton arriveront-ils à débloquer la bouteille, en fin de soirée ? Suspense... Non.
« Le génie, ça n'existe pas ! » — Je leur explique la discussion de ce midi sur le talent.
« Le talent, c'est quelque chose qui est reconnu par tous à une époque et dans un contexte donnés, tranche Léandra.
— Tu parles comme Schopenhauer : les gens talentueux s'adaptent parfaitement à leur temps...
— Mais le talent, surtout, c'est quelque chose que tout le monde reconnaît d'office, directement.
— Ha bon ?
— Oui, oui... Pour reconnaître quelqu'un de talentueux, pas besoin d'être initié, ni même cultivé.
— Il y a aussi l'autre question, celle du génie...
— Oh, je ne crois pas au génie, conclut Léandra, très péremptoire. Le génie, ça n'existe pas ! »