Fin de vacances. — Je reconduis ma fille jusqu'au palier de la maison où habitent Maïté et sa petite famille, dans la banlieue de Namur. C'est à nouveau l'heure des courts adieux dramatiques : « Tu me téléphoneras, hein, Papa ? Tu me téléphoneras ce soir, dis ? » Elle me fait un petit câlin d'au revoir, puis la porte d'entrée se referme déjà. Je ne reverrai plus Gaëlle avant douze jours.
Abonnement. — Gare de Bruxelles-Midi. « Mon ordinateur vient de planter en beauté, constate l'homme de la SNCB derrière son guichet. Je vous propose donc de passer chez mon collègue d'à côté, qui confectionnera directement votre nouvelle carte. » Avant de rabaisser son store, il me donne de plus amples informations : il faudra bientôt être détenteur d'une carte électronique de type « MoBIB » pour voyager sur le réseau ferroviaire belge. « Dans un mois, vous n'aurez plus le choix : en tant qu'abonné, vous devrez passer au nouveau système informatisé... Alors, autant le faire tout de suite ! » Deux guichets plus loin, un jeune gars sympathique m'accueille et s'occupe de mon nouvel abonnement. Il me tend un dépliant : « Voici un mémento qui explique comment fonctionne votre nouvelle carte. Dorénavant... » Il est interrompu par une femme qui s'impatiente derrière moi : « Excusez-moi... Vous en avez encore pour longtemps ?
— C'est un guichet "Abonnements", Madame : ici, ça prend toujours plus de temps qu'aux autres guichets », puis il se tourne à nouveau vers moi : « Dorénavant, disais-je, vous devrez donner cette carte électronique au contrôleur qui en vérifiera la validité à l'aide de sa machine... »
La dame peste avant de s'en aller vers un autre guichet.
« Qu'est-ce qui lui prend, à celle-là ? », lâche le guichetier, tout sourire, « Encore une qui ne sait pas attendre cinq minutes ? Peu importe... Donc, je disais que le contrôleur vérifiera la validité et pourra également vous demander votre carte d'identité... Mais c'est assez rare qu'il la demande, à moins que vous ne croisiez les équipes spéciales...
— Ha ! Vous parlez de la Ticket Control Team ? Il se fait justement que je suis tombé sur ces coupeurs de cheveux en quatre dernièrement.
— Oui, je parle bien d'eux ! Ce sont des malades... Un jour, ils ont voulu me mettre une amende dans un train alors que, comme vous l'avez sans doute remarqué, je travaille à la SNCB. J'avais demandé si je pouvais m'installer en première classe au contrôleur du train, qui avait accepté. C'est quelque chose qui se fait couramment. Puis débarquent ces quatre-là qui me déclarent que je n'ai pas le droit de rester en première, parce que je ne suis pas statutaire, et cetera, et que je risque une amende si je n'obtempère pas dans les plus brefs délais. Un grand moment de surréalisme ! »
(Presque) premier contact avec le printemps. — En terrasse de la Maison du Peuple. Le soleil se couche en douceur derrière l'église Saint-Gilles, l'air du soir est tiède. Je suis seul devant mon ordinateur. Je peaufine l'article de vendredi : je décide de diviser un paragraphe en trois pour le rendre plus lisible et j'en profite pour faire terminer tous les titres et sous-titres du jour par la lettre O. — Mary m'envoie un message : elle boit un verre à la Brasserie de l'Union, à environ cinquante mètres de ma table. Je termine tranquillement ma bière, poste mon article et la rejoins. Elle est attablée en terrasse avec Jerry et un ami que je ne connais pas : Augustin, un journaliste qui a — c'est marrant — des airs de Walter. Augustin me demande ce que je « fais dans la vie ». À chaque fois, c'est la même galère lorsque je dois raconter ma vie, mon travail, etc. Après quelques phrases, je déclare forfait : je travaille dans un institut d'histoire de la gauche, oui, et après ? Blocage. Celui qui veut en savoir plus peut toujours dépouiller le présent journal : il y est question de mon boulot, quelquefois.
La Toile de Doëlle, III. — Monsieur le chef de gare... — Ce mois-ci, Doëlle me propose un exercice impossible : elle aimerait avoir mon avis sur Comme à la radio, l'album mythique que Brigitte Fontaine et Areski Belkacem ont composé en 1969-1970 avec l'Art Ensemble of Chicago. — ... Monsieur le chef de gare de Latour-de-Carol... — Doëlle est, dit-elle, obnubilée depuis deux semaines par Brigitte Fontaine. Brigitte est partout : dans chaque bouffée de cigarette, dans chaque rêve, dans chaque bouchée de nourriture, dans chaque boisson ingurgitée. — ... Vous étiez très pâle à sept heures du matin... — Il aurait été plus facile pour moi de rédiger seize paragraphes sur le lièvre-wallaby à lunettes que d'en pondre un seul sur cet album. — ... Vous aviez les paupières froissées... — J'aurais pu écrire, par exemple, que cette ribambelle de musiciens nous entraîne dans « un périple musical expérimental, exploratoire et révolutionnaire ; une redéfinition des paramètres musicaux qui, aujourd'hui encore, se dresse tel un somptueux phare rayonnant dans l'obscure abysse de cette musique à la lisière de l'inconnu », mais ça a déjà été plus ou moins écrit. Alors, à quoi bon se répéter, même si c'est vrai mais qu'on s'en fout un peu ? — ... Et ça n'avait d'importance pour personne au monde... — Reste cette chanson que je n'avais, dans mon absence crasse de culture, jamais entendue, si ce n'est peut-être noyée dans un brouhaha de discussions alcoolisées et vespérales chez Flippo ou Zapata : cette lettre au chef d'une gare des Pyrénées-Orientales qui a eu la gentillesse de récupérer un gilet de soie rouge. Pas la peine de chercher plus loin : cette chanson est un bel hommage aux anonymes ! — ... Ce qui est une chose horrible et normale. —